« Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés ». Cette formule de Jean de La Fontaine illustre , pour Nassim Taleb, la puissance de l’imprévisible. Depuis le début du mois de mars, nos économies connaissent un choc exogène et symétrique majeur. La crise sanitaire du Covid19 constitue, en effet, l’exemple canonique du cygne noir [1] – un événement imprévisible – qui plonge à l’arrêt, brutalement, l’ensemble de nos systèmes productifs, emportant avec lui le système financier dans son ensemble. Hémisphère Gauche en détaille ici les mécanismes et les premières conséquences, en proposant des pistes de réponses européennes opérationnelles.
1/ Une crise de l’économie du quotidien jamais vue hors période de guerre doublée une crise financière classique.
Le confinement brise la dynamique de l’activité économique et, partant, en stoppe la croissance. Chaque mois de confinement représente ainsi a minima entre 1,5 et 2 points de croissance de PIB en moins pour la France. L’économie mondiale tombera donc en récession cette année. Une dépression majeure est à attendre en Europe, notamment en Italie ou en Espagne, mais aussi en France, en Allemagne ou au Royaume-Uni. L’annonce par la Banque Mondiale, hier, d’une croissance de 0,1% pour la Chine, confirme s’il le fallait, la puissance de l’effet récessif des mesures de confinement [2].
Sur le plan de l’économie réelle, le confinement stoppe immédiatement l’activité, réduit les sources de revenu, plonge les commerces dans l’inactivité, menaçant leur pérennité. Tant du côté des ménages, que des entreprises (du coiffeur de quartier aux géants Lufthansa ou Peugeot), les pertes de revenus sont majeures et risquent d’entraîner une perte de capacité productive pérenne qui détruirait une part sensible de l’appareil productif comme du capital humain. Ainsi, le bond de 3 millions de personnes supplémentaires au cours de la semaine du 15 mars au 21 mars des inscriptions au chômage aux Etats-Unis, a fixé à 3,3 millions le nombre de personnes réalisant leur première demande d’allocations-chômage contre 282.000 nouvelles demandes la semaine précédente. Dans un contexte d’hystérèse forte sur le marché de l’emploi américain, c’est la capacité de rebond et de croissance future de l’économie, tant du côté de l’offre que de la demande qui risque d’être gravement affectée par cette crise.
En conséquence, le premier impératif des autorités économiques, comme le soutiennent Mario Draghi (ex Président de la BCE) ou encore Laurence Boone [3], cheffe économiste de l’OCDE, consiste à réagir massivement pour limiter autant que possible la perte durable en capacité de production et en potentiel de croissance après le confinement. Face à ce défi, l’ex-président de la BCE appelait dans une tribune récente publiée dans le Financial Times à ce que “La perte de revenus subie par le secteur privé — et toute dette contractée pour combler le déficit — doit finalement être absorbée, en tout ou en partie, dans les bilans des gouvernements »
Sur le plan financier, la contagion est rapide : cette dépression entraîne une chute des valeurs actions, qui reflètent en partie la valeur/la richesse des entreprises d’une économie. Signe d’une grande volatilité de crise, avec le double krach du lundi noir du 9 mars 2020 et du jeudi 12 mars, les indices boursiers mondiaux ont perdu plus de 30 % de leur capitalisation sur le mois de mars. En capitalisation, cet effondrement représentait environ 18 000 milliards de dollars de perte.
Cette chute, qui reflète aussi des valorisations avant crise probablement excessives, dans un classique « moment Minsky » [4], provoque une demande pour la liquidité – ou préférence pour la liquidité, selon l’expression keynésienne consacrée. Dans ce moment, les investisseurs se précipitent sur la liquidité – c’est à dire de l’argent frais -et sur les actifs sûrs comme la dette d’Etat, en particulier la dette d’Etat allemande, américaine, et dans une moindre mesure la dette française).
En outre, les ventes forcées d’actifs précipitent leur valorisation à la baisse, risquant un mécanisme de déflation par la dette à la Fisher. Dans ce scénario,la contraction de la production limite la demande globale, ce qui accroît en retour la récession ; après la chute du prix des actifs financier et immobiliers, la baisse des prix se diffuse pour toucher l’ensemble des secteurs de l’économie. Enfin, ce mouvement est exacerbé par le confinement, qui réduit le fonctionnement opérationnel des participants de marché, ralentit leur capacité à gérer du risque et de l’information, exacerbe les mouvements de prix et la volatilité.
A cette crise économique d’un genre nouveau et à cette crise financière classique, répondent des mesures fortes de politique économique.
2/ La mise en œuvre de politiques économiques radicales : la nouvelle macroéconomie émerge devant nos yeux [5].
Face à cette crise majeure, les autorités économiques ont réagi avec une vigueur plutôt impressionnante, tant sur le plan budgétaire que monétaire, débloquant des décennies d’idéologies ou de pseudo-pragmatismes en quelques heures. La macroéconomie réinventée, titre de notre note sur le sujet, trouve ici sa parfaite illustration.
Sur le plan budgétaire, les Etats ont délivré d’importants programmes de relance et de soutien. Ses plans se composent de plusieurs pans : des mesures de soutien direct (eg, achats de masques, chômage partiel), des mesures de ponts financiers (report de charges) et enfin par des mesures de garanties (par l’Etat des prêts des banques aux entreprises afin de les maintenir en activité, par la BPI en France, par la KFW en Allemagne).
Au sein de l’Union Européenne, , pour le moment, plus de 400 Mds EUR de soutiens budgétaires (hors garanties) ont été annoncés et sont en passe d’être mis en oeuvre. Les plus grands contributeurs à la relance surprendront beaucoup : l’Allemagne a annoncé plus de 150 Mds EUR de mesures (!), la France 45 Mds, l’Italie 25 Mds (et bientôt 30 Mds de plus), l’Espagne 17 Mds, etc. L’Allemagne, longtemps critiquée – à très juste titre, pour son extrême rigueur budgétaire – joue le jeu cette fois-ci. Les US s’apprêtent, quant à eux, à mettre en place un plan de plus de 2 000 Mds USD. Le tout sans hausse extraordinaire des taux d’intérêt (voire une baisse après l’action des banques centrales).
Sur le plan monétaire, les banques centrales ne peuvent guère faire plus : outre des taux d’intérêt au plancher, elles jouent pleinement leur rôle de prêteur en dernier ressort pour les banques, tout en éteignant tous les risques d’incendies monétaires (via par exemple, des programmes d’achats de titres de court terme) ou de change (lignes de swaps pour favoriser l’accès au dollar). Leur soutien aux entreprises est également très net en favorisant leur refinancement. Enfin, elles accompagnent, dans un moment d’extraordinaire coordination, les mesures des Etats en achetant massivement de la dette souveraine (de manière illimitée aux US, de manière massive en zone euro dans le cadre du Pandemic Emergency Purchase Programme).
Cette réaction est impressionnante, et tranche, pour la BCE, avec la scandaleuse erreur de Mme Lagarde au début de la crise, qui avait annoncé que la BCE n’était pas là pour « fermer les spreads » (et donc baisser les taux d’intérêt). Cette action conjointe s’accompagne de relaxation de mesures prudentielles, qui permettent aux banques de mobiliser plus de capital pour maintenir leur activité. Cette action, critiquée par certains, illustre le rôle désormais majeur de la politique macro-prudentielle et le besoin pour celle-ci de trouver sa normalité afin d’avoir une véritable action contra-cyclique.
En somme, la réaction des autorités économiques est déterminée, globale et pragmatique, utilisant l’ensemble de leurs instruments en faisant fit des carcans auto-imposés du passé.
3/ La politique économique ne peut pas tout, mais elle peut encore beaucoup.
Les conséquences de la crise sur l’économie sont encore incertaines, du moins tant que l’épidémie ne sera pas stabilisée. Les réactions des politiques économiques devraient toutefois gager d’un certain rebond. L’étape d’après ? Pour aller plus loin, des mesures « non intermédiées » seront nécessaires, comme Hémisphère gauche l’évoquait dans sa note susmentionnée. Les Etats-Unis ont franchi le pas en accordant à tous les ménages un chèque de 1000 USD.
Le financement de cette mesure par la banque centrale constituerait une mesure de monnaie hélicoptère. Le soutien des entreprises par ce biais semble inévitable, à terme, si la situation était amenée à empirer. C’est que soutiennent bon nombre d’économistes dont P. Hildebrand (numéro 2 de Blackrock) [6] ou encore A. Carstens (chef économiste de la BRI), ou encore Laurence Boone. Quelle que soit la forme, des versements directs des banques centrales sur les comptes en banque des citoyens et des entreprises seront un pan de réponse à la crise à prendre en considération si l’économie était bloquée plus longtemps.
En effet, des nuages menacent : plus le confinement dure, plus les risques de faillite d’entreprises sont élevés, obligeant les Etats à intervenir via des nationalisations majeures (à l’image de General Motors en 2009 ou même afin de garantir l’autonomie sanitaire du pays, ainsi qu’Hémisphère gauche le propose dans une note récente [7]), si bien qu’on pourrait parler d’un lien Etat-entreprises, les nationalisations alourdissant les dettes publiques. Il en va de même en cas de matérialisation des garanties : les Etats ouvrent leurs bilans de manière extraordinaire, garantissant le maintien de l’activité économique coute que coute.
Comment en réduire le coût, en particulier pour les Etats les plus frappés comme l’Italie ou l’Espagne ? C’est ici qu’intervient le débat sur les « coronabonds » : l’intervention de la banque centrale limite les besoins d’argent immédiats, mais souligne les risques à moyen terme. Le financement mutualisé au niveau européen de certaines dépenses trouverait alors ici tout son sens, tant sur le plan financier que politique (et se rapproche des propositions européennes d’Hémisphère gauche [8]). En dépit d’importantes difficultés techniques concernant ce projet [9], ce blocage des Etats du Nord (et des Pays-Bas en premier lieu) sur ce sujet est particulièrement amoral et inefficace ; « aucun pays n’est une île » comme lui répond la Banca d’Italia [10]. Il ne doit surtout pas cacher le fait que ce débat n’épuise pas le sujet [11], et que d’autres mesures sont souhaitables et surement bien plus efficaces :
1/ Une sur-assurance chômage européenne pour mutualiser les sur-dépenses liées à la hausse à venir du chômage. De la sorte, un fonds d’assurance chômage européen pourrait financer toutes les dépenses d’assurance chômage des Etat-membres pendant 1 an, avant de réduire progressivement ses versements. Le coût ne serait pas excessivement élevé et 50 Mds EUR pour constituer un bon début pour financer le chômage partiel dans tous les Etats-membres.
2/ Un fonds européen de sur-garantie pour que les Etats ne soient pas seuls à payer les garanties de prêt aux entreprises. Puisqu’il s’agit d’un risque majeur de la crise, mutualiser entre pays européens les pertes liées à la matérialisation des garanties serait d’une vraie utilité financière pour les Etats les plus frappés. Un fonds, avec un capital propre, qui pourrait être abondé par la Banque Européenne d’Investissement, et des ressources dédiées, provenant d’une fraction de l’impôt sur les sociétés des Etats-Membres nationaux, permettrait de lever de la dette sans délais et sans difficultés pour aider les Etat-membres à faire face à ses garanties.
3/ En cas d’exacerbation extrême de la crise, on peut imaginer – de manière assez peu réaliste, eu égard au fonctionnement actuel des institutions monétaires – que les banques centrales nationales ouvrent un compte à chaque citoyen sur lequel elles feraient un versement de 1 500 euros afin que ceux-ci puissent faire face à une crise dans la durée. Ce type de mesures semble la plus efficace pour assurer le minimum vital pour une partie importante de la population et ainsi soutenir la demande. Les risques d’inflation sont clairement secondaires alors que l’Europe s’enfonce dans la pire récession depuis la guerre.
En somme, Hémisphère gauche fait le constat que la nouvelle macroéconomie (taux négatifs, absence de risque de soutenabilité de la dette, monnaie hélicoptère, etc.), annoncée par le monde académique depuis plusieurs années, émerge face à la crise. Les risques que cette dernière fait courir pour nos économies invitent toutefois les autorités politiques à aller encore plus loin. Nos trois propositions contribuent au débat en ce sens.
Image : © thierry ehrmann (Flickr)
[1] https://www.lesbelleslettres.com/livre/1407-le-cygne-noir
[2] https://www.capital.fr/entreprises-marches/chine-la-croissance-risque-de-tomber-a-0-alerte-la-banque-mondiale-1366230
[3] https://www.ft.com/content/a8d31354-6ce6-11ea-89df-41bea055720b
[4] https://lecercledeseconomistes.fr/hyman-minsky-le-theoricien-de-linstabilite-financiere/
[5] https://hemispheregauche.fr/la-macroeconomie-reinventee
[6] https://www.ft.com/content/b8fa16c6-6d11-11ea-89df-41bea055720b
[7] https://hemispheregauche.fr/nouvelle-politique-publique-medicament
[8] https://hemispheregauche.fr/le-livret-europe-de-hemisphere-gauche
[9] https://voxeu.org/article/corona-bonds-great-idea-complicated-reality?utm_source=hootsuite&utm_medium=&utm_term=&utm_content=&utm_campaign=
[10] https://voxeu.org/article/case-coordinated-covid-19-response-no-country-island?utm_source=hootsuite&utm_medium=&utm_term=&utm_content=&utm_campaign=
[11] https://www.bloomberg.com/opinion/articles/2020-03-26/coronoavirus-euro-zone-rescue-talks-are-an-irrelevance?srnd=opinion