50 ans après le manifeste, la guerre des 343 a-t-elle eu lieu ?
5 avril 1971 – 5 avril 2021
Il y a 50 ans jour pour jour, 343 femmes signaient le manifeste pour une reconnaissance du droit à l’avortement, paru dans le Nouvel Obs du 5 avril 1971. Ce texte marque un tournant dans la lutte féministe, en étant le symbole des revendications d’une femme refusant de remplir un rôle différent de celui de l’homme dans une société post-mai 68. Dépassant la seule question médicale ou morale de l’avortement, il représente la montée en puissance d’une femme libre, décidée à faire cesser un rapport de domination fondé sur une prétendue infériorité ou incapacité à choisir.
Que l’histoire ait si facilement retenu l’expression de « manifeste des 343 salopes » démontre l’ampleur de la tâche de ces 343 femmes. Ce terme réducteur n’était pas le choix assumé de ces dernières, mais un adjectif ajouté dans l’imaginaire collectif suite à la une de Charlie Hebdo, la semaine suivante : « Qui a engrossé les 343 salopes du manifeste sur l’avortement ? »[1].
Le 5 avril 1971, le manifeste des 343 paraissait dans le Nouvel Obs[2], avec en une : « la liste des 343 Françaises qui ont le courage de signer le manifeste “Je me suis fait avorter” »[3]. Le mot « courage » a des airs d’euphémisme en rappelant que ces femmes assumaient ainsi avoir violé la loi, l’avortement étant illégal et soumis à des poursuites pénales allant jusqu’à l’emprisonnement[4]. Elles étaient journalistes, actrices, artistes, ou inconnues du grand public[5], et déterminées à faire évoluer la loi en clamant : « de même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre ».
Le manifeste s’inscrit dans l’histoire du combat féministe, en faisant directement écho à mai 68. Cette période qualifiée de « révolution sexuelle » avait vu émerger la revendication des femmes de la liberté de disposer de leur corps. La pétition du 5 avril 1971 est un pas essentiel vers la dépénalisation de l’avortement, qui interviendra quatre ans plus tard, avec la loi Veil du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse. Cette loi notoire viendra libérer les femmes d’une règle datant de 1810, via l’article 317 du code pénal qui disposait : « Quiconque provoque l’avortement d’une femme enceinte avec ou sans son consentement au moyens d’aliments, de drogues, de médicaments, par violence ou d’autres remèdes, est puni de prison » ; texte qui sera répété dans d’autres, pour actualiser la forme sans toucher au fond. Après la loi Veil, et plus encore, dès 1982, la « loi Roudy pour l’IVG »[6] permettra le remboursement de cet acte médical par la sécurité sociale, portée par Yvette Roudy, signataire du manifeste, et alors ministre des droits de la femme. Preuve que le droit a changé de camp, le délit d’entrave aux IVG est introduit par la loi du 27 janvier 1993[7].
Dans sa substance, le manifeste défend d’abord une nécessité de santé publique. En 1971, près d’1,5 million de femmes se font chaque année avorter en France, « dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples ». Il est ensuite fondé sur une nécessité sociale : « chaque année, 1 500 000 femmes vivent dans la honte et le désespoir. 5 000 d’entre nous meurent ». Plus que de favoriser un phénomène d’avortements massifs, il s’agit de légaliser une pratique clandestine et sécuriser plus d’un million de femmes ; parmi les plus démunies socialement, qui ne peuvent aller à l’étranger pour recourir à un avortement sécurisé du point de vue sanitaire. Dans sa défense du projet de loi, Simone Veil déclarait devant une Assemblée nationale composée de 481 hommes et 9 femmes : « Aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. C’est toujours un drame, cela restera toujours un drame »[8]. Loin d’une banalisation de cet acte trop souvent décrié, chaque femme revendique un accompagnement médical, pour lui permettre de se construire dans la société en dehors de toute clandestinité, de toute honte, de toute crainte d’être poursuivie ou pire, de mourir.
Au-delà, le manifeste des 343 représente le refus d’une femme-objet, qu’on utilise pour son plaisir et qui en subit toutes les conséquences. Le procès de Bobigny en est un exemple très frappant : Marie-Claire Chevalier, jeune femme de 16 ans violée par un camarade de son lycée, souhaite avorter. L’avocate Gisèle Halimi est chargée de sa défense pour ce qui restera un procès historique, celui « de Bobigny », conclu par un acquittement et précédant l’inapplicabilité de la loi pénalisant l’avortement. Après 50 ans jour pour jour, les revendications et avancées féministes réinterrogent la place du manifeste dans l’histoire du combat féministe. L’hommage qui lui a été rendu a été particulièrement fort, avec la tribune des « 343 femmes et personnes pouvant vivre une grossesse » réclamant l’allongement des délais légaux d’accès à l’IVG en France, publiée le 4 avril 2021 dans le Journal du dimanche[9].
Acte empreint d’une profonde modernité (I), le manifeste du 5 avril 1971 met en exergue l’opportunité de l’expression « lutte féministe » (II), et refonde l’éducation comme levier déterminant de l’égalité réelle (III).
I – Un acte profondément moderne
Analyser le manifeste cinquante ans après permet de dégager un dénominateur commun aux luttes féministes. Il cherche à replacer la femme comme un être dont la position sociale s’apparente à celle de l’homme, en cessant de la réduire à une fonction utilitariste qui permet d’ignorer sa volonté. Il poursuit de ce fait un but aussi simple que légitime : arrêter de fonder une différence de traitement sur une différence de nature ou de genre, en ne perpétuant pas un désavantage sur l’essence féminine. Autrement dit, il s’agit, encore une fois, de s’émanciper d’une vision de la femme-objet, utilitaire, aux capacités réduites, physiquement comme intellectuellement. Reconnaître le droit à l’avortement, c’est reconnaître à la femme des désirs et une capacité à s’émanciper de la décision de l’homme. Son rôle social ne peut s’arrêter à celui de faire des enfants : très loin d’une banalisation de cet acte médical, cette revendication a une force symbolique immense. En donnant la liberté de choix, il s’agit de donner le choix de la liberté.
Le manifeste des 343 est ainsi résolument moderne, parce que son combat est toujours d’actualité : aujourd’hui encore, les femmes luttent pour plus de liberté. Cela prouve que l’essence de ce combat n’est en rien naturelle, diffuse ou évidente : elle est œuvre de combats profonds, chronophages et énergivores. Comme de nombreuses avancées progressistes l’ont exigé : sans action, pas d’évolution.
En mettant en exergue l’invisibilisation permanente des femmes, de leurs choix et de leurs volontés, les autrices du manifeste militent au-delà du droit à l’avortement. Elles légitiment le projet d’une société qui veille à donner à la femme une place épanouissante, en parlant de consentement, d’avortement, de non-discrimination liée au sexe, de salaires équivalents ou de non-réduction à des critères de beauté ou des standards. Le collectif « Choisir la cause des femmes »[10] viendra prendre le relais de ce manifeste pour ancrer le mouvement de lutte féministe dans le temps.
II – Accepter de parler de lutte féministe
Comme d’autres actions revendicatives, le manifeste est parfois perçu comme un acte violent ou extrême qui accuserait les hommes, en recréant un rapport de domination inversé. L’homme deviendrait alors dominé à son tour par une réaction excessive de protection des femmes, et menacé par ces sociétés de femmes qui s’unissent pour se défendre. L’expression « abolir le patriarcat » effraie légitimement car elle raisonne pour beaucoup comme une opposition haineuse à l’homme. Ce n’est pourtant pas lui qui est mis en cause, mais une vision de la société dans laquelle il a plus de droits que la femme, et ferait des choix pour elle, parce qu’il serait naturellement supérieur. La revendication est celle d’une société ni patriarcale ni matriarcale, mais fondée sur l’égalité ; sous une forme frénétique qui répond volontairement à l’inertie approfondie de la société.
Ainsi, la lutte féministe ne peut être qu’un refus : celui pour la femme d’entrer dans une case préconçue et dictée, de conserver des visions du passé, de se résigner à un rôle social archaïque. Ce n’est pas une lutte contre les hommes, mais contre les forces qui cultivent leur supériorité, plus ou moins consciemment. Cela ne peut s’entendre qu’en admettant que les hommes et les femmes ne remplissent toujours pas le même rôle dans la société. Peu de choses sont impossibles pour une femme ou un homme : elles sont rendues trop complexes car chacun s’expose à la justification et au jugement, dès lors qu’il contrevient au rôle assigné par son sexe.
Si aucun ne s’opposera aujourd’hui à l’objectif de l’égalité, les moyens d’y parvenir ne font pas l’unanimité, parce que l’ennemi le plus coriace reste l’ensemble des stéréotypes et réflexes ancrés dans l’éducation de toutes et tous. En acceptant que chacun reproduit des stéréotypes sans s’en rendre compte, le terme de féminisme apparaît loin d’être la menace parfois imaginée. La lutte féministe est autant une émancipation pour les femmes que pour les hommes puisqu’elle porte l’égalité, contre les stéréotypes.
III – L’éducation comme levier déterminant de l’égalité réelle
Le Parlement semble avoir commencé à intégrer cet objectif de l’égalité femmes-hommes dans son logiciel[11]. Pourtant, les décideurs n’ont pas encore réussi à concrétiser les outils qui permettront à la société de faire ce chemin, en intégrant elle-même le réflexe d’une égalité réelle. Ce souci du législateur ne semble donc être que l’une des feuilles d’un arbre qui puiserait ses racines dans un mal bien plus profond. Si la loi peut encore aller plus loin dans une égalité à marche forcée, elle peut surtout agir sur les stéréotypes, car c’est bien là que le bât blesse. Le principal ennemi à la cause féministe se situe au niveau de l’imaginaire collectif, par le biais de cet ensemble de règles, certes diffuses, mais qui aiguillent chaque enfant vers le destin que la société lui réserve. Cela crée l’autocensure, la honte, ou simplement la surprise face à un homme auxiliaire de puériculture ou une femme conductrice de poids lourds. Plus globalement, l’opinion est ressentie comme vérité[12], parce qu’elle est ancrée au point que la « normalité » soit inégalitaire, et majoritaire dans la population au point que le défi soit immense. Ce dernier permet au politique de prendre toute sa place : au-delà des représentations particulières, l’égalité défendue est au service de l’intérêt général, lui-même construit en rupture avec la somme des intérêts particuliers. C’est ce qu’ont fait ces 343 femmes en 1971 : casser les codes, marquer les esprits, abimer l’ordre des choses au service de la justice sociale. Le manifeste entend mettre fin à une société dans laquelle le législateur construit l’intérêt national en opposition avec l’intérêt des femmes[13].
En revenant sur la définition même du stéréotype, l’éducation s’impose comme levier déterminant de l’égalité réelle. Le violent faux procès fait à l’ « ABCD de l’égalité », proposé en 2013 par la ministre Najat Vallaud-Belkacem, est très significatif de l’immaturité de la société sur ces sujets-là. Peu se sont opposés à l’hystérisation du débat qui a réduit une question sociale à une provocation identitaire. Egalement, le degré jusqu’auquel les mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc ont créé un sentiment de stigmatisation des hommes démontre la sensibilité du sujet. La loi semble être un outil opportun pour remettre une égalité artificielle : elle permet de passer par des repères factuels comme l’égalité en termes de salaire ou encore la représentativité dans les emplois à responsabilité, poursuivant le chemin de la parité dans les élections. Les quotas, de ce point de vue, sont un élément intéressant en admettant qu’aucune personne n’est providentielle pour un poste, mais plusieurs le sont toujours. Au-delà, la loi ne pourra pas tout : l’enjeu est résolument social. La difficulté naît face au besoin de limiter des propos qui pourraient, en apparence, paraître tolérés, mais ne le sont pas quand on sait ce qu’ils cachent de plus profond. A nouveau, l’éducation est bonne conseillère pour assurer l’émancipation de toutes et tous.
50 ans après le manifeste, on peut se réjouir de la place importante que tient le féminisme dans la société. Nous nous en réjouirons encore plus le jour où ce mot ne désignera plus une cause mais un acquis. Il paraîtra alors marginal, parce que fruit d’une lutte du passé, qui a progressivement disparu en ayant obtenu gain de cause. Nous nous en réjouirons également le jour où le rayon féministe n’existera plus dans les librairies. La lucidité est une arme essentielle à ce sujet : qui a déjà imaginé un monde où les librairies ont des rayons masculistes, les entreprises des directrices et des assistants, des associations dédiées à la lutte pour les droits des hommes, des maris qui doivent surveiller leur ligne, et des fils qui doivent trouver une compagne dès que possible ?[14]
[1] Mettant en scène Michel Debré répondant « C’était pour la France ». Magazine Charlie Hebdo n° 21 du 12 avril 1971.
[2] Le nouvel observateur, n° 334.
[3] Texte complet republié par le Nouvel Obs.
[4] Elles encouraient de six mois à deux ans de prison, et ceux les ayant aidées, d’un à cinq ans d’emprisonnement. Cette infraction était répertoriée à l’article 317 du code pénal de 1810, section « Blessures et coups volontaires non qualifiés meurtre, et autres crimes et délits volontaires ».
[5] Parmi elles, Delphine Seyrig, Catherine Deneuve, Gisèle Halimi, Françoise Fabian, Bernadette Lafont.
[6] Loi n° 83-1172 du 31 décembre 1982 relative à la couverture des frais afférents à l’interruption volontaire de grossesse non thérapeutique et aux modalités de financement de cette mesure.
[7] Loi n° 93-121 du 27 janvier 1993 portant diverses mesures d’ordre social.
[8] Simone Veil, Discours à l’Assemblée nationale du 26 novembre 1974.
[9] Article « Le manifeste des 343 femmes qui exigent l’allongement des délais légaux d’accès à l’IVG », publié le 3 avril 2021 à 23h30, mis à jour le lundi 5 avril à 10h30, consulté le 12 avril 2021.
[10] Fondé par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir en juillet 1971.
[11] Diane Roman, « Droit et féminisme : les hésitations du Parlement français », Les nouveaux féminismes, Revue Pouvoirs n°173, Juin 2020, 172 pages.
[12] Le cosmos lui-même n’aide en rien le logos à se diriger vers une égalité réelle.
[13] La loi du 14 septembre 1941 classe l’avortement parmi « les infractions de nature à nuire à l’unité nationale, à l’Etat et au peuple français ». La loi du 15 février 1942 l’assimile à un crime contre la sûreté de l’Etat passible, après jugement par des tribunaux d’exception, de la peine de mort.
[14] Sur le sujet, le film « Je ne suis pas un homme facile », réalisé par Eléonore Pourriat, est particulièrement éclairant (avec Marie-Sophie Ferdane et Vincent Elbaz).