Introduction

« Hé, vous avez un Pokémon dans le jardin. C’est le nôtre. Ça vous ennuie qu’on vienne l’attraper ?

— un quoi ? »

Ainsi, commença le calvaire de David.

Ce soir-là quatre personnes sonnèrent ou s’introduisirent dans son jardin. Dans les jours qui suivirent de petits groupes de chasseurs de Pokémon se retrouvèrent devant sa pelouse, scrutant sa maison et son potager avec leur téléphone portable à la recherche des créatures en réalité augmentée. Pendant des mois, Pokémon Go a fait de son jardin un terrain fertile pour des créatures rares, contestant son droit à une vie paisible.

Comment Pikatchu peut-il remettre en cause les droits fondamentaux et la démocratie ? C’est l’une des nombreuses révélations du dernier ouvrage — et phénomène d’édition outre-manche — de Shoshana Zuboff L’ Age du capitalisme de surveillance, publié en 2019, dont la parution en français était tant attendue à la fin de l’année dernière.

Docteure en psychologie sociale et professeure émérite à la Harvard Business School, Shoshana Zuboff travaille depuis la fin des années 1980 sur le rapport entre le pouvoir et la technologie. Dans L’ Age du capitalisme de surveillance, Le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir, elle explore la nouvelle logique qui modèle l’évolution de la technologie numérique et tente de cerner les ressorts du pouvoir des entreprises de la Tech.

Beaucoup d’essais, de films, de rapports, ont été produits pour alerter les citoyens sur les dessous de l’économie numérique et la dérive de la surveillance de masse. Nous sommes tous surveillés en permanence par les GAFAM, lesquelles font trop de profit à force de ne pas payer assez d’impôt, Donald Trump a subvertit la démocratie à l’aide des algorithmes de Cambridge Analytica et le gouvernement américain espionne nos présidents sans que ça ne surprenne plus personne. Que dire de plus ? Fallait-il s’imposer d’écrire un énième ouvrage sur le sujet ?

C’était sans compter sur le talent de Shoshana Zuboff.

L’ Age du capitalisme évite l’écueil de l’essai polémique et circonstancié sur un thème saturé. Elle innove en tentant de donner une cohérence d’ensemble à la logique économique de l’évolution du numérique, à sa dynamique historique et à ses tenants philosophiques.

Ce qui fait la nouveauté n’est pas le thème mais l’ambition de l’ouvrage : l’autrice se lance le défi de repenser le pouvoir dans une société où nos interactions sont de plus en plus intermédiées par le numérique.

La lecture de L’ Age du capitalisme est ainsi porteuse de trois enseignements. D’abord, l’autrice insiste sur la nécessité de séparer ce qui relève de la technologie et ce qui relève de l’économie, remettant ainsi en cause le postulat d’une fatalité tant technique que politique vis-à-vis des évolutions contemporaines du numérique. L’ouvrage soulève, ensuite, un enjeu éthique : le développement croisé des algorithmes et des sciences cognitives a donné une capacité inédite d’influence psychologique sur les individus aux grandes entreprises de la Tech. La vigilance démocratique qui l’innerve ouvre, enfin, des horizons pour l’avenir ; l’ouvrage questionne notre aveuglement à propos des détournements des libertés individuelles contre nos droits fondamentaux par des puissances privées.

Les plus sceptiques se diront qu’il n’y a rien de bien neuf dans ce menu ; on leur répondra que l’ambition théorique, la finesse d’analyse et la clarté de la démonstration, qui se manifestent tout au long de l’ouvrage, méritent qu’on s’y intéresse.

La présente recension revient ainsi sur les fondements du capitalisme de surveillance (1) avant de présenter ses logiques (2) pour terminer sur les principales menaces démocratiques qu’il génère et les pistes de remèdes envisagées (3).

1. Le capitalisme de surveillance : définition, genèse, contexte historique

Le capitalisme de surveillance est définit comme une nouvelle phase du capitalisme qui utilise la technologie pour instrumentaliser l’individu. Il ne se contente plus seulement de satisfaire les désirs des individus, il les oriente et les renforce sur le fondement de recherches scientifiques. Son apparition est directement liée à l’évolution sécuritaire des démocraties au début du XXIème siècle. Sa persistance s’explique par le vide démocratique qui caractérise l’évolution de la technologie numérique.

Qu’est-ce que le capitalisme de surveillance ?

Le point de départ du livre est un questionnement sur le caractère habitable du monde numérique. Le numérique constitue–t–il un chez soi où il fait bon vivre ? Selon la sociologue, la réponse est négative dans la mesure où la technologie numérique serait subvertie par le capitalisme de surveillance. Pour elle, cette nouvelle figure du capitalisme désigne « un nouvel ordre économique qui revendique l’expérience humaine comme matière première gratuite à des fins de pratiques commerciales dissimulées d’extraction, de prédiction et de vente ».

Ainsi, faut-il dissocier le capitalisme comme pouvoir économique et le numérique comme technologie. Le pouvoir économique subvertit la technologie numérique. Il modèle son évolution afin de se doter de capacités sans cesse croissantes de modification des comportements. Le moteur du capitalisme de surveillance est en effet la destruction de l’autodétermination psychologique — et donc de la liberté morale des personnes — par l’anticipation calculatoire des désirs humains, à des fins mercantiles.

Par cette définition et cette distinction, l’autrice introduit une double rupture dans l’appréciation des rapports entre le capitalisme et le désir humain.

D’une part, elle innove vis-à-vis de la thèse de la répression des désirs humains par la domination du capital, que l’on peut trouver notamment dans Éros et Civilisation d’Herbert Marcuse1.  Selon elle, le rapport du capitalisme avec le désir humain n’est plus seulement de l’ordre de la répression par la domination. Il est désormais marqué par l’optimisation via l’usage de la technologie.

D’autre part, elle rompt avec la perspective optimiste d’un auteur comme Gilles Lipovetsky, pour qui la société évolue vers plus de responsabilité de l’individu dans la recherche d’un bonheur insatisfait2. En faisant de l’instrumentalisation des désirs, le sujet de son attention, elle prend ses distances avec la thèse d’un capitalisme jouant le jeu de l’autonomie de l’individu.

Le capitalisme de surveillance, produit direct de la lutte contre le terrorisme

On peut dater la fondation du capitalisme de surveillance à l’essor de la préoccupation sécuritaire des États-Unis au début du XXIème siècle.

La collusion entre les grandes entreprises du numérique et le gouvernement américain, mise sur pieds pour mieux renseigner les agences gouvernementales, remonte à la fin des années 1990. Dès ces années, la communauté du renseignement américaine – en particulier la CIA et la NSA – avait déjà compris l’importance de maitriser les nouvelles technologies de la Silicon Valley . En 1997, Georges Tenet déclarait ainsi que « la CIA a besoin de nager dans la Valley ». C’est la raison pour laquelle, en 1999, s’ouvrit dans la Valley une société d’investissement financée par la CIA, In-Q-Tel, qui servait à héberger des technologies de pointe promises à de belles réalisations. Par exemple, en 2004, Google acquit Keyhole, une entreprise de cartographie satellite fondée par John Hanke, dont le plus important bailleur de fonds était In-Q-Tel. Cette acquisition deviendra par la suite Google Earth, puis Google Maps. La documentation précise du cas de Google Maps fait écho aux travaux de Mariana Mazzuccato3 sur le rôle critique de l’État pour l’innovation technologique. Il montre bien que dans le capitalisme contemporain, la commande publique et le financement des entreprises qui répondent aux problèmes auxquels la puissance publique est confrontée sont davantage à l’origine des grands cycles d’innovation dans le secteur privé que les politiques de baisses de charges combinées à une compression des budgets des projets portés par l’État.

Cependant, l’autrice insiste sur le fait que le point de bascule entre le déficit de protection de la vie privée et le renforcement des exigences sécuritaires fut les attentats du 11 septembre. Après ces drames, l’idée de mobiliser l’avance technologique dans le numérique pour protéger la population s’impose comme une évidence dans l’administration américaine. Citant Surveillance After September 114 de David Lyon, elle remarque qu’après les attentats, la Federal Trade Commission qui était un acteur clé de la protection de la privée sur Internet aux États-Unis et qui avait exigé un renforcement de la législation, a vu ses pouvoirs diminués par le Patriot Act qui créa notamment, le Terrorist Screening Program. Politiquement, cette époque a été marquée par l’apparition de « l’exceptionnalisme de la surveillance » (loi d’exception contre la « rule of law ») : la guerre contre la terreur déclarée par les États-Unis s’est traduite par une obsession de l’information totale qui a permis aux entreprises balbutiantes de se développer sans contrainte.

De manière plus générale, le recours à la technologie comme solution prioritaire, sinon exclusive contre le terrorisme, s’expliquerait par la montée de la méfiance dans les sociétés. L’érosion de la confiance dans les institutions créerait un vide qui serait la marque une grande vulnérabilité sociale : « A l’époque du capitalisme de surveillance, c’est le pouvoir instrumentarien qui comble le vide, substituant des machines aux relations sociales, ce qui conduit au remplacement de la société par la certitude.  Dans cette vie collective imaginaire, la liberté est confisquée au profit du savoir des autres, un accomplissement rendu possible par les ressources du texte fantôme ».

Ce constat lucide est confirmé par les faits les plus récents : ces dernières années l’intensification des menaces terroristes a incité les pouvoirs politiques à miser toujours davantage sur le potentiel de la technologie. Au lendemain des attentats de 2015, les plateformes furent sommés de lutter contre les contenus terroristes. Google put développer son programme Trusted Flagger, « par le truchement duquel les autorités publiques pouvaient identifier des contenus problématiques et entrer immédiatement en action ». En 2017, Facebook, Microsoft, Google et Twitter inaugurèrent le Global Internet Forum to Counter Terrorism avec pour objectif de resserrer le filet du pouvoir instrumentarien par une « collaboration sur des solutions d’ingénierie au problème de partage de techniques de classifications des contenus ».

Évoquant des enjeux plus prospectifs sur le rapport entre le renseignement et l’économie du numérique, la sociologue rapporte les propos de l’ancien directeur de la National Intelligence, James Clapper. Pour ce dernier, l’Internet des objets ouvre des canaux de surveillance qui seraient particulièrement efficaces pour identifier les profils et les cibles à des fins de recrutements au service des agences de renseignement américaines. Récemment, le start-up Geofeedia a développé le traçage détaillé de militants et de manifestants – membres de Greenpeace et syndicalistes – et fournit des « scores de dangerosité » individualisés à partir de données recueillies sur les réseaux sociaux. Une nouvelle étape vient même d’être franchise par Palentir qui développe pour le compte de la police locale aux États-Unis des solutions de police prédictive : « il ne s’agit pas seulement d’identifier les membres d’un gang à travers ses interactions numériques mais de prédire la possibilité pour un individus de commettre un acte de violence ou d’en devenir une victime ».

Vide démocratique

L’autrice remarque que les démocraties libérales n’ont pas su structurer une vision cohérente, et qui leur soit propre, d’un futur qui promeut les formes démocratiques d’Internet. Cet échec repose sur notre incapacité à choisir entre les charmes de la certitude – et de plus en plus du contrôle – et la souveraineté individuelle, pourtant au cœur de la démocratie. Le capitalisme de surveillance a encore une fois rempli le vide créé par cette inertie. Ce faisant, les démocraties libérales ont livré l’architecture du futur numérique aux entreprises privées du secteur  technologique dont elles dépendent à présent pour leur capacité de surveillance.

Au lieu de vivre un âge d’or numérique nous voyons se développer des empires de la surveillance et une normalisation anti-démocratique des dispositifs de contrôle des comportements car ce vide démocratique est d’abord un vide juridique : « Nous avançons nus dans le siècle numérique, sans les institutions, sans les chartes de droit, les cadres juridiques, les paradigmes réglementaires et les formes de gouvernance nécessaires à la création d’un futur numérique compatible avec la démocratie ». L’idéologie de la Silicon Valley considère, en effet, la régulation et la protection des données personnelles comme une entrave à la liberté d’entreprendre. Google et Facebook en particulier font du lobbying pour supprimer la protection de la vie privée en ligne et limiter les réglementations. Pour Google, c’est « le code qui est la loi à présent », comme l’avait dit Lawrence Lessig.

2. Les logiques du capitalisme de surveillance

Si l’analyse de Zuboff repose sur le concept « d’extraction du surplus comportemental », la force de sa démonstration est de cerner, par-delà les procédés technologiques utilisés, les dynamiques de pouvoir à l’œuvre. Pour ce faire, elle décortique la posture conquérante du pouvoir économique vis-à-vis du droit des États. Puis, elle montre en quoi nous vivons une nouvelle division fonctionnelle des pouvoirs dans la société. Enfin, elle essaie de rendre compte de l’émergence d’un nouveau type de pouvoir autonome du pouvoir politique et des catégories théoriques existantes avec la notion de « pouvoir instrumentarien ».

L’extraction du surplus comportemental

Le pouvoir des géants de la technologie réside dans la faculté de capter l’expérience humaine, ce qui leur permet de réaliser des opérations de micro-ciblage, de manipulation et de contrôle social. L’accès à l’ensemble des informations de navigation et l’analyse des interactions numériques des individus permet, en effet, d’accéder à la compréhension du surplus comportemental du temps passé sur Internet, c’est à dire, le sens caché de vos interactions numériques et par recoupement vos préférences individuelles en tant qu’internaute.

La découverte du surplus du consommateur a eu lieu chez Google au début des années 2000 lorsque Adwords fut mis au service de la collecte d’un maximum de gains financiers. Rapidement, l’analyse qui servait surtout à améliorer les pages sera utilisée pour aider à cibler les utilisateurs individuels. « Quelques données continueraient à s’appliquer à l’amélioration du service mais les réserves croissantes de signaux collatéraux seraient réaffectés à l’amélioration de la rentabilité des annonces publicitaires tant pour Google que pour les annonceurs ». La monétisation du taux de clic par la publicité a permis à la combinaison de l’intelligence artificielle et à l’approvisionnement sans cesse croissante de surplus comportemental de se transformer en une source d’accumulation sans précédent.

Les sources de surplus comportemental fournissent les données pour inciter (nudge), influer (tune) et aiguillonner (herd) le comportement vers des résultats rentables. Ainsi, le capitalisme de surveillance « revendique unilatéralement l’expérience humaine comme matière première gratuite destinée à être traduite en données comportementales ». Une grande partie des données est déclarée comme un surplus comportemental que s’approprie  la plateforme sur laquelle vous interagissez et qui vient alimenter des chaines de production connues comme « intelligence artificielle » pour être transformée en produits de prédiction. « Notre ambition ultime est de transformer l’expérience globale de Google en la rendant magnifiquement simple, presque automagique parce que nous comprenons ce que vous voulez et que nous pouvons le fournir sur-le-champ » résume Larry Page. Le net est devenu une grande mine de données personnelles.

L’instrumentalisation de ces informations pour optimiser les recettes publicitaires et les incitations commerciales est l’objet de la concurrence féroce qui pousse à obtenir des sources de surplus comportemental toujours plus prédictives : notre voix, notre personnalité, nos émotions.

Les GAFAM : un nouveau pouvoir constituant ?

L’exploration du renouveau des relations entre le pouvoir et l’économie conduit l’autrice à détailler les stratégies de conquête des géants du numériques, notamment de Google. Elle met en exergue l’usage par la firme de Mountain View d’un mode de conquête politique bien connu des historiens : la déclaration. La déclaration unilatérale ne crée pas un consensus, elle met devant le fait accompli. Elle neutralise les autres et remet en cause toute forme de contrôle. Celui qui déclare est constituant.

Cet usage de la déclaration permet d’ancrer « l’inévitabilisme » de la victoire des entreprise de la Tech et renforce leur pouvoir (Uber, Google Street…). Le passage du livre de Zuboff sur la déclaration comme mode de conquête est passionnant dans la mesure où il nous fait comprendre que Google et les autres géants de la Tech agissent en souverains dans le monde économique et politique.

Le capitalisme de surveillance déploie une stratégie de conquête articulée autour des déclarations agressives suivantes : nous revendiquons l’expérience humaine comme matière première disponible ; nous affirmons le droit d’accaparer l’expérience d’un individu pour la convertir en données comportementales ; la matière première est gratuite ; nous avons le droit de savoir ce que révèlent les données ; nos droits d’accaparer, de posséder et de savoir nous confèrent les droits aux conditions qui préservent ces droits. Les envahisseurs du XXIème siècle ne demandent pas d’autorisation, ils vont de l’avant. La demande de confiance des utilisateurs dans les technologies, s’accompagne d’une stratégie de conquête contre les utilisateurs.

Une nouvelle division du pouvoir par le savoir : Qui sait ? Qui décide qui sait ? Qui décide qui décide ?

Par-delà la conquête par la déclaration, Zuboff analyse l’évolution des relations de pouvoir au sein de la société par le capitalisme de surveillance. Pour l’autrice, nous vivons un changement de distribution du pouvoir. Le principe d’organisation central de la société n’est plus la division du travail mais une division du savoir. A l’âge du capitalisme de surveillance, les enjeux de pouvoir s’analysent au prisme de trois questions : Qui sait ? Qui décide qui sait ? Qui décide qui décide ? Ceux qui savent ce sont les machines et les quelques experts en informatiques qui les conçoivent. Ceux qui décident sont les managers de la Tech. Ceux qui décident qui décident sont les actionnaires qui attendent que les revenus mondiaux générés par les produits et services d’intelligences artificielles se multiplient ; les projections font état d’une multiplication par 56, passant de 644 millions en 2016 à 36 milliards de dollars en 2025. Surtout, la maîtrise de la division du savoir dans la société commence avec la conscience que nous sommes confrontés à une réalité à deux faces, à deux textes numériques pour être plus précis : le texte public et le texte fantôme. Le texte public est le fil des réseaux : posts, blogs, vidéos… ; mais ce texte n’est pas seul, il traine derrière lui une ombre. Le premier texte procède comme une opération d’approvisionnement pour le texte fantôme – qui désigne la masse en constante augmentation de surplus comportemental.

Le capitalisme de surveillance place les entreprises dans la position de rédactrices dominantes, propriétaire et gardiennes des deux textes ce qui renforce leur pouvoir asymétrique vis-à-vis des internautes. De fait, les informations numériques se situent de fait, par leur volume, au-delà de notre aptitude à discerner leur signification. Ce gigantesque flux de données est traité par des opérations hyperscales permises par une évolution des infrastructures et des recettes financières. Ainsi, depuis 2013, l’emprise foncière et les capacités de l’infrastructure ont été optimisés par la mise en place des réseaux neuronaux.

L’émergence d’un nouveau pouvoir : « le pouvoir instrumentarien »

L’enquête de Shoshana Zuboff met en exergue les témoignages de data scientists qui travaillent dans la Valley : désormais c’est l’action et sa maitrise par les objets connectés qui est recherchée. Les stratégies qui produisent des économies d’action combinent les approches de l’aiguillage, de l’ajustement et du conditionnement psychologique. L’ensemble désigne le « nudge » ou « architecture du choix », qui désigne les situations déjà structurées dans le but de canaliser l’attention et de donner forme à l’action. Dans cette configuration, le pouvoir change de nature : le pouvoir instrumentarien s’impose. Ce dernier contraste avec le pouvoir financier : « le pouvoir était autrefois identifié à la possession des moyens de production. Il est maintenant identifié à la possession des moyens de modifications des comportements – à savoir, Big Other ».

Ensembles, l’infrastructure numérique ubiquitaire et le pouvoir instrumentarien réalisent l’ambition d’un célèbre psychologue comportementaliste du XXème siècle, Burrhus Frederic Skinner, qui consistait à créer une ingénierie comportementale permettant d’optimiser les humains. La science selon Skinner arriverait un jour ou l’autre à dépasser les obstacles techniques pour créer une technologie du comportement. Les théories comportementalistes au fondement du capitalisme de surveillance visent l’automatisation du moi comme condition de l’automatisation de la société. Dans Walden Two, Skinner exprima son désir de briser le mystère du vortex du stimuli et d’élucider par le calcul les actions ignorantes que nous chérissons sous le nom de libre arbitre. Or, aujourd’hui les résistances face au développement d’une technologie de maitrise des comportements se sont considérablement affaiblis, laissant le champs libre à ses héritiers de la Silicon Valley.

Pourtant, le pouvoir instrumentarien se distingue très nettement du pouvoir totalitaire : « Le totalitarisme était une transformation de l’Etat en un projet de possession totale. L’instrumentarisme et Big Other sont signe d’une transformation du marché en un projet de certitude totale, une entreprise qu’on ne pourrait imaginer réaliser hors de l’outillage numérique – mais qui n’est pas plus imaginable sans la logique d’accumulation qu’est le capitalisme de surveillance. Ce nouveau pouvoir résulte d’une convergence sans précédent : la surveillance et les capacités d’actuation de Big Other se combinant avec la découverte et la monétisation du surplus comportemental ».

Néanmoins, en Chine, le pouvoir instrumentarien tend à devenir totalitaire depuis qu’il a pris un virage « techno-autoritaire ». La politique intérieure et extérieure de la République populaire de Chine allie ses systèmes de surveillance et intelligence artificielle pour imposer une gouvernance informatique construite autour de la consolidation du savoir par l’État et le contrôle absolu sur les citoyens. « L’apothéose du pouvoir instrumentarien » se cristallise dans le crédit social chinois qui est nourri par une combinaison sans précédent des données publiques et privées. « Le but est une automatisation de la société par le biais du tunning, du herding et du conditionnement des individus, de manière à produire des comportements présélectionnés jugés désirables par l’État et donc susceptibles de prévenir l’instabilité ». Le but est cependant plus social que commercial dans le modèle chinois, dans un système qui nous offre un aperçu « d’un futur défini par la fusion généralisée du pouvoir étatique et du pouvoir instrumentarien ».

3. Les menaces et remèdes du capitalisme de surveillance

Une bonne part de l’originalité du travail de Shoshana Zuboff tient à ce qu’elle tente de cerner les implications les plus profondes, dans une perspective quasiment anthropologique, des menaces du capitalisme numérique. Ce faisant, elle butte sur l’identification des réformes politiques et de court terme qu’il serait heureux de mener pour conjurer ces menaces.

La menace « du droit au sanctuaire »

La technologie avec ses pouvoirs de prédictions et de conditionnement attaque le droit à un sanctuaire mental sans être distrait ou orienté par autrui. Dans le capitalisme de surveillance se développe, en effet, le sentiment d’un vol de notre « chez soi » qui se traduit par un sentiment de dépossession. L’exemple le plus frappant en est la dérive du projet Aware Home. Aware Home la construction d’un laboratoire vivant pour l’étude de l’informatique ubiquitaire (l’informatique qui peut tout). Ainsi, initialement, l’accès aux données devait appartenir aux seuls habitants de la maison et Aware Home devait fonctionner avec un système interne de stockage. Or, la déclinaison commerciale de ce projet fut le thermostat NEST lancé par Google en 2018. S’il est vrai que le thermostat se sert de l’environnement pour apprendre le comportement de la maison et de ses habitants, cependant si le client refuse de consentir aux termes d’utilisation, NEST indique que le bon fonctionnement du thermostat sera sérieusement compromis car n’étant plus assuré par les mises à jour nécessaire destinée à garantir sa fiabilité. Les stocks de données complexes et personnels au thermostat comptable wifi et connecté sont évidemment téléchargés sur les serveurs de Google. C’est toute la dynamique du capitalisme de surveillance qui est posée.

Figurine de Ronflex ; allégorie de la passivité de la démocratie face au capitalisme de surveillance.

La menace du « droit au futur »

L’impératif de prédiction accroit la complexité des opérations de surplus étant donné que les économies de gamme et les économies d’actions rejoignent les économies d’échelles. Grace à l’accès au texte fantôme les marges de manœuvres de contestation du droit au futur comme droit à l’agir libre se renforcent : « Sous le régime du pouvoir instrumentarien, la capacité d’agir et la maîtrise pour chacun du droit au temps futur sont progressivement submergées par une sorte de nouvelle automaticité, une expérience vécue – stimulus / réponse / renforcement – agrégée en allées et venues de simples organismes ».

Concrètement, la menace du droit au futur prend la forme de la marchandisation au présent de nos comportements futurs. Par exemple, ce qui se joue avec Pokemon Go ce n’est pas seulement une perturbation isolée de la quiétude d’une famille qui voudrait un peu de calme. La réussite remarquable de Niantic a résidé en sa capacité à générer des clients dans le monde physique à partir des joueurs dans le monde virtuel : la « gamification » répondant à des protocoles de comportement bien précis, le jeu a pu vendre à des tiers — McDonald’s et Starbucks notamment — les comportements futurs de leurs joueurs et notamment leur déplacement à certains horaires de la journée permettant d’optimiser les taux de remplissage des véritables clients de Pokémon Go.

Des pistes de régulation plus juridiques qu’économiques

Pour la sociologue américaine, démanteler les GAFAM ne constitue pas la proposition de politique publique la plus pertinente à mettre en place. C’est la construction de régulation juridique et le regroupement des citoyens qui apparaissent pour l’autrice comme le moyen nécessaire de la lutte contre le pouvoir instrumentarien. Pour donner un exemple à cette position, la sociologue raconte l’histoire de l’ONG None of Your Business dirigée par Max Schrems, militant des libertés numériques, qui est à l’origine des recours contre les principes du Safe Harbor qui a été invalidée par la CJUE. La sociologue insiste sur l’importance des conquêtes que constituent la reconnaissance du droit au déréférencement ou droit à la mort numérique reconnue par la CJUE dans une série d’arrêts récents. De même, elle ne tarie pas d’éloge sur le nouveau règlement général sur la protection des données (RGPD) mis en place par l’Union européenne, entrée en vigueur en 2018.

Conclusion

L’ Age du capitalisme de surveillance éclaire les nouvelles dimensions du pouvoir entre l’économie et la politique. On en ressort plus lucide sur ce qui se joue avec l’actualisation des conditions d’utilisation de nos réseaux sociaux. Toutefois, si la curiosité intellectuelle comme la soif de connaissance sont plus que rassasiées, l’absence de véritables pistes de proposition et d’action pour remédier à la situation, nous laisse quelque peu sur notre faim.


Références :

  1. Herbert Marcuse, Eros et Civilisation, Les Editions de Minuit, 1963, Paris ;
  2. Gilles Lipovetsky, Le bonheur paradoxal, Essai sur la société d’hyperconsommation, Gallimard, 2006, Paris ;
  3. Mariana Mazzucato, L’État Entrepreneur, pour en finir avec l’opposition public-privé, 2020, Fayard ;
  4. David Lyon, Surveillance After September 11, Polity Press, 2003 ;

 

1 réponse sur “Repenser le pouvoir : lecture de L’Age du capitalisme de surveillance de Shoshana Zuboff

  1. « De même, elle ne tarit pas d’éloge sur le nouveau règlement général sur la protection des données (RGPD) mis en place par l’Union européenne, entrée en vigueur en 2018. » S’agissant du RGPD, je n’ai aucun dièse mais rien que des bémols à rajouter : à commencer par ses ambitions, largement trop timides en regard des enjeux, mais également et surtout par rapport à son application. Ayant effectué une mission intérimaire à l’EDPS (European Data Protection Supervisor ou Contrôleur Européen de la Protection des Données) dépendant du Parlement européen à l’hiver 2016, donc avant son adoption officielle, j’ai eu l’occasion de prendre connaissance de certains documents préparatoires. Ce qu’il reste du projet, parmi toutes les propositions émises, peut être qualifié de résidus à minima dans la version définitive et son application pratique, loin de garantir la « privacy » à l’utilisateur, impose à celui-ci de nouvelles contraintes à répétition. Aspect contraignant et cadre de définitions relativement floues, laissées dans une trop large part à la discrétion des sites et plateformes, qui dans les faits finissent par inciter l’utilisateur à capituler, notamment à propos des cookies dont le refus est assez souvent sanctionné par un accès limité voire impossible. Il y a bien trop à en dire ici et même en résumé, mais quoi qu’il en soit le RGPD n’empêche en rien la récolte massive de données personnelles, Big Data se porte très bien, merci pour lui…

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