À l’orée des primaires démocrates américaines, Hémisphère Gauche a pu poser ses questions à Naomi Burton, co-fondatrice de la boîte de prod’ Means Media, ayant réalisé « The Courage to Change », le clip de campagne d’Alexandria Ocasio-Cortez (AOC) en 2018. Naomi Burton fait ainsi partie de celles et ceux qui considèrent que la ligne portée par Bernie Sanders et AOC est la seule à même d’incarner le renouveau de la gauche américaine. Sauf que, loin des estrades et des meetings politiques, elle mène sa lutte sur le terrain culturel et médiatique par le biais de Means Media, sa boîte de prod’  coopérative. Depuis celle-ci, elle ne souhaite pas moins qu’une révolution socialiste ! Ses propos, parfois provocateurs, reflètent un certain état d’esprit de la « gauche de gauche » américaine dans un contexte de forte polarisation après l’élection de Donald Trump. Si on ne partage pas l’ensemble de sa ligne politique, on admire néanmoins sa capacité à imaginer de nouvelles manières de militer en faveur d’une société plus juste dans un pays qui en a bien besoin…

Hémisphère Gauche tient à souligner que l’histoire du socialisme américain est liée aux luttes anarchistes. La vision du socialisme de Naomi Burton emprunte de cet héritage, différent du nôtre à bien des égards.


Hémisphère Gauche : Bonjour Naomi et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Means Media, la boîte de prod’ que vous avez créée avec votre compagnon Nick Hayes, est désormais connu pour avoir conçu le clip de campagne d’Alexandria Ocasio-Cortez en 2018. Pouvez-vous nous en dire plus sur sa genèse ? Quel était votre rôle plus précisément ?

Naomi Burton : Nick et moi avons créé le clip du concept jusqu’à la version finale. J’ai vu pour la première fois la page de campagne d’Alexandria Ocasio-Cortez sur Facebook en avril 2018 et elle a été la première candidate, aux côtés de Bernie Sanders, qui parlait d’une politique socialiste. J’ai fait quelques recherches supplémentaires et j’ai vu qu’elle n’avait pas de vidéo de campagne, alors je lui ai envoyé un message privé sur Twitter lui disant que mon partenaire, Nick et moi, avions une société de production coopérative appelée Means of Production, que nous étions socialistes, que nous ne faisions aucune mission pour des entreprises et que nous voulions faire quelque chose pour elle… Elle a répondu très rapidement et, le lendemain, nous étions au téléphone avec elle et son directeur de campagne. Un mois plus tard, nous avons pris le train pour New York et nous sommes restés quatre jours dans le Bronx à filmer.

Nick et moi avons tout fait. De l’idée de suivre les travailleur·euse·s tout au long de leur journée jusqu’à l’écriture du scénario, les heures passées avec Alex à le façonner et à s’assurer que cela se ressente dans sa voix, en passant par la coordination des horaires pour pouvoir la suivre. À cela s’ajoute des heures et des heures à monter, colorier et finaliser la vidéo. Si vous n’êtes pas familier avec le monde de la production audiovisuelle, il est difficile de comprendre tout le travail que demande une vidéo de 2 minutes. Au final il y a près de deux mois de travail jour et nuit, impliquant toutes sortes de personnes différentes.

 

 

HG : L’élection d’AOC a été une surprise : vous semblez avoir parfaitement inversé le phénomène de la propagande de masse. Comment renverser cette « industrie du consentement » d’un point de vue socialiste ? Comment penser à une « propagande éclairée » telle que celle que Roosevelt a imaginée et mise en place pour promouvoir son New Deal dans les années 1930 ?

NB : Je pense que nous devons cesser de valoriser les présidents décédés qui essayaient simplement d’empêcher les révolutions prolétariennes qui se produisaient dans le monde à cette époque de réussir aux États-Unis. Les solutions libérales du passé sont insuffisantes et ne nous ont pas libéré·e·s.

A mon avis, nous avons besoin d’une approche beaucoup plus pragmatique et inspirée de l’anarchisme pour contester et reconstruire le pouvoir. Pour nous, la première étape a été la création d’une coopérative de travailleur·euse·s qui a fourni des vidéos haut de gamme à bas prix pour les candidat·e·s et les organisations socialistes. Nous travaillons actuellement sur Means TV, un réseau coopératif de services de streaming et de divertissement, afin de construire un pouvoir culturel et commercial pour le mouvement socialiste.

Aux États-Unis, en tant que communiste, le seul moyen de ne pas être tué ou arrêté est de diriger une société, d’une façon ou d’autre autre. C’est pourquoi nous faisons les choses comme nous les faisons. La différence, c’est que nous fonctionnons comme une coopérative, utilisant les principes socialistes de démocratie, de propriété partagée et de coopération.

Si les gens étaient prêts à relever la tête face à leurs maîtres aujourd’hui, de se libérer du salariat, de riposter quand la police essaie de les réprimer et de vider les prisons, alors nous ne ferions pas Means TV. Mais nous devons tous travailler en tant que socialistes pour amener les gens à ce point. Nous devons contribuer à créer les conditions propices à la révolution et à la libération.

 

HG : Yascha Mounk, professeur de sciences politiques à Harvard, dans son livre « Le peuple contre la démocratie », a développé une compréhension de l’impact des réseaux sociaux sur le champ politique qui rompt avec les jugements moraux : « Ils sont une bonne chose pour la démocratie parce qu’ils permettent à tout le monde de s’exprimer, de dénoncer une situation injuste, de s’organiser contre un régime autoritaire… » contre « ils sont une menace pour la démocratie parce qu’ils enferment les utilisateurs dans une bulle d’information, transmettent de fausses nouvelles, sont vulnérables aux ingérences des pouvoirs étrangers dans le processus électoral… ». Il souligne leur potentiel de déstabilisation parce qu’ils donnent aux outsiders (qu’il s’agisse de militants joyeux de la démocratie libérale ou de pirates obscurs guidés par le Kremlin) la possibilité d’entrer dans le jeu politique.
Que pensez-vous du rôle des réseaux sociaux dans la politique américaine ? Ne sont-ils pas, en fin de compte, d’excellents outils pour se faire élire, mais une arme à double tranchant lorsqu’il s’agit de communiquer sur votre action politique ?

NB : Les réseaux sociaux sont un outil puissant, comme nous l’avons tous constaté. Je pense aussi que nous avons vu dans quelle mesure on peut actuellement l’utiliser pour libérer les travailleur·euse·s [exemple récent : la mobilisation pour un salaire minimum horaire de 15$ chez Amazon, ndlr]. Il peut aider les candidat·e·s avec peu d’argent à se démarquer, il peut parfois aider à déclencher des débats nationaux plus larges et peut aider les manifestant·e·s à communiquer en temps de crise ou de soulèvement. Mais il semble qu’il n’y ait pas grand-chose de plus que ce que nous pouvons réaliser avec la structure actuelle de propriété privée des réseaux sociaux.

Je pense que les réseaux sociaux tels que nous les connaissons aujourd’hui seraient très différents dans une société socialiste où il deviendraient, par exemple, une propriété publique et seraient gérés coopérativement.

Par ailleurs, toute société raisonnable et rationnelle devrait rendre la publicité illégale. Il s’agit d’une pollution de la pensée qui permet aux entreprises et aux plus riches de modifier l’opinion publique d’une manière absurde et dramatique. D’autres sociétés l’ont fait et nous aussi devons franchir ce pas.

Nous le voyons tous les jours aux États-Unis. Si la publicité n’existait pas et si les réseaux sociaux n’existaient pas comme simples moyens de vous vendre des choses ou de recueillir vos données pour que d’autres personnes puissent vous les vendre, alors la réalité serait totalement différente. Il s’agirait alors vraiment de connecter les gens, sans rechercher avidement des sources de profit. Ce serait immensément meilleur et beaucoup plus simple à entretenir et à modérer.

Rien de ce qu’Internet a créé n’est intrinsèquement positif pour le peuple à moins que ça appartienne au peuple et que cesoit exploité par lui. Les réseaux sociaux et l’Internet en général pourraient être un outil extrêmement précieux pour la classe ouvrière mais, en l’état actuel des choses, ce sont plutôt un terrain propice à l’exploitation, à la censure et au profit. Internet est en mesure de construire des contre-pouvoirs mais c’est en grande partie en dépit de sa domination corporative.

 

HG : Vous travaillez actuellement sur votre « Netflix socialiste », Means TV. Est-ce la prochaine grande étape ?

NB : Oui ! Means TV sera le premier service de streaming appartenant à des travailleur·euse·s et nous sommes enthousiasmé·e·s par les implications de ce projet dans le paysage actuel du divertissement.
Nous travaillons avec d’incroyables cinéastes du monde entier pour construire notre propre plateforme de streaming, comme un Netflix, mais au lieu d’être financé par des milliardaires malfaisants, nous le faisons uniquement par des travailleur·euse·s. Sans annonceurs et sans investisseurs corporatifs.

 

HG : Naomi, est-ce que vous vous intéressez à la politique européenne ? (et à la politique française plus particulièrement)

La gauche française est actuellement profondément divisée et inaudible. Dans le même temps, les socialistes US ont réussi à donner une place au socialisme dans le débat politique. Auriez-vous des conseils à nous donner ?

NB : En tant que socialistes américain·e·s, il est difficile de se sentir légitime pour donner de vrais conseils à des mouvements socialistes européens, chargés d’histoire et de lutte.

À mon avis, il convient d’être clairs en vous identifiant comme anticapitalistes et non comme progressistes. Les progressistes trahiront le mouvement socialiste. Ensuite, avoir quelques champions comme Bernie et AOC est aussi extrêmement important pour rehausser le profil national d’un mouvement.

Il est également très important de donner la priorité aux projets médiatiques et de trouver des sujets communs au sein de votre mouvement de manière à agir de manière cohérente. Il est extrêmement important de parler entre nous et d’établir des relations de solidarité.

L’une des meilleures choses qu’un mouvement de gauche puisse faire, c’est de ne pas se limiter à seule recherche de victoires institutionnelles. Être enfermé comme un mouvement non-violent peut aussi être problématique en fin de compte parce qu’il y a très peu de façons de défier le capital sans violence et si votre mouvement est non-violent, il sera simplement éliminé par les forces politiques de droite qui travaillent pour prendre le pouvoir par tous les moyens nécessaires, s’il y a un vide ou un conflit de pouvoir.

L’idée de beaucoup de personnes de gauche que nous parviendrons au socialisme sans affrontements, sans se battre et sans mouvement ouvrier militant est un fantasme que nous devons dissiper. Nous sommes convaincu·e·s que les travailleur·euse·s du monde entier sont à la hauteur de la tâche.

 

HG : Naomi, encore merci pour cette interview. Hémisphère Gauche vous souhaite le meilleur pour Means Media !

NB : Merci à vous !

1 réponse sur “Entretien exclusif avec Naomi Burton, co-fondatrice de Means Media

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