Par Jean Lagrange et Guillermo Arenas.

Après avoir adopté différents actes politiques forts (nomination d’un gouvernement majoritairement composé de femmes; exhumation du corps du dictateur Francisco Franco et transformation de son mausolée monumental en un lieu de recueillement; début des pourparlers avec le gouvernement indépendantiste de la Catalogne) lui permettant de reconquérir une centralité à Gauche sans engager de dépenses publiques, le gouvernement de Pedro Sánchez affronte à présent son plus grand défi: l’adoption d’un budget de l’Etat relativement expansionniste à vocation sociale. C’est en effet sur sa capacité à exercer le pouvoir dans sa dimension la plus régalienne – la compétence de lever l’impôt et de redistribuer la richesse – que le PSOE sera jugé lors des prochaines élections législatives. La date de ces dernières n’est pas encore connue mais elles se dérouleront au plus tard en juin 2020. Or, comme nous le verrons ultérieurement, il ne peut être exclu que le gouvernement de Pedro Sánchez soit mis en minorité au Congrès des députés, la chambre basse du Parlement, et doive, donc, convoquer des élections anticipées.

L’adoption d’un budget constitue un défi considérable car, arrivé à la tête de l’exécutif après la première motion de censure de l’histoire récente de l’Espagne, Pedro Sánchez ne dispose pas d’une majorité absolue cohérente au Congrès des députés. Pis encore, le Parti socialiste est largement minoritaire face à la droite au Sénat: sur les 266 sénateurs, le Parti populaire (PP, à droite de l’échiquier politique) en a 147, ce qui représente une majorité absolue écrasante. Or, après la révision “express” de la Constitution espagnole en 2011 pour y introduire la règle d’or budgétaire, une loi organique de stabilité budgétaire (la ley orgánica 2/2012, de 27 de abril, de Estabilidad Presupuestaria y Sostenibilidad Financiera ou LOEPSF) est venue préciser le dispositif en reconnaissant au Sénat la compétence de rejeter les objectifs de déficit public présentés par le gouvernement, sans que le Congrès des députés puisse avoir le dernier mot. Dès lors, la fragile majorité qui permit à Sánchez de renverser Mariano Rajoy semble, en l’état actuel du droit, inapte à lui accorder un budget creusant le déficit. À ce titre, la tentative du parti socialiste de réviser la loi organique évoquée afin de supprimer le droit sénatorial de blocage s’est heurtée au refus de la conférence des présidents du Congrès des députés de l’inscrire à l’ordre du jour. Le conflit entre le groupe socialiste et l’organe de gouvernement de la chambre basse doit, à présent, être tranché par le Tribunal constitutionnel.

Par ailleurs, sur le plan extérieur, l’engagement de Sánchez pour un budget ambitieux devra également affronter l’orthodoxie de la Commission européenne dans le cadre du volet automnal du semestre européen, le 15 octobre. Ce projet de budget contraste nettement avec celui italien : il est possible de mettre en œuvre une politique budgétaire de gauche sans entrer nécessairement en collision avec le cadre de gouvernance budgétaire européen. Ce contraste est fondamental pour la gauche de gouvernement qui doit se saisir de l’exemple espagnol (et portugais) dans sa gestion budgétaire.

Néanmoins, malgré le blocage institutionnel national et le refus européen que pourrait engendrer un budget davantage souple au regard de la règle de réduction du déficit public, le gouvernement de Sánchez et Podemos sont arrivés à un accord le 11 octobre. Celui-ci vise à mettre sur pied un budget résolument social tournant la page des sept dernières années.

Une revue des principales mesures (I) nous permettra de mettre en lumière les difficultés, internes et externes, auxquelles l’adoption d’un tel projet de budget devra faire face (II).

I.) Sur le plan économique, le projet de budget espagnol propose de nombreux éléments d’intérêt concernant la trajectoire budgétaire, les dépenses nouvelles prévues ainsi que les recettes.

Tout d’abord, l’orientation générale confirme un rythme de consolidation parfaitement adapté à la situation conjoncturelle de l’économie espagnole, à savoir une baisse progressive du déficit structurel (ie. le déficit hors variations conjoncturelles, une mesure pertinente de l’orientation de la politique budgétaire) qui respecte le cadre de gouvernance européen sans nuire à la croissance de l’économie.

Le Gouvernement espagnol prévoit de surcroît de réduire moins rapidement les déficits que le Gouvernement Rajoy en augmentant ses objectifs de déficit de 0.5 pp par an sur trois ans, qui resteraient toutefois sur une trajectoire largement descendante. De manière pratique, le projet de budget ciblerait en effet une réduction du déficit à 1.8% en 2019 (vs 2.7% attendus cette année, et une cible initiale de 1.3%) de même que de nouvelles cibles pour 2020 et 2021 (1.1% vs 0.5% en 2020 et 0.4% pour 2021) moins basses qu’estimées.

Ces hypothèses de déficit semblent largement à portée de l’administration espagnole, dépendantes toutefois d’un maintien de la croissance nominale aux niveaux actuels (4-4.5%). Elles respectent les exigences européennes de réduction du déficit structurel de 0.3 à 0.5 pp par an. Par ailleurs, cette décision ne devrait pas impacter massivement les perspectives de réduction de la dette compte tenu des projections de croissance nominale (à déficit primaire inchangé à -0.2% sur la période).

Cette trajectoire confirme que la réduction à marche forcée du déficit ne prévaut pas sur la trajectoire de dette dans les niveaux de taux actuels et compte tenu du niveau de croissance nominale. Cette approche de consolidation plus souple pourrait également avoir un effet favorable sur la croissance à terme compte tenu du ciblage des mesures en dépenses et en recettes.

Trajectoire de dette publique selon les estimations de croissance nominale

Sources : calcul des auteurs

Ces déviations de l’objectif initial financent de nouvelles mesures sociales sur les trois prochaines années (+3.3% en 2019), à savoir :

  1. Une augmentation du salaire minimum à 900 EUR contre 736 EUR actuellement en ligne avec le programme du PSOE. Cette augmentation porterait le salaire minimum espagnol à un niveau de 40% du salaire médian (contre 50% en Belgique et près de 54% en France). Les effets sur l’économie demeurent à être analysés en pratique, concernant une mesure qui touche actuellement une part très faible de la population active espagnole (3% des espagnols gagnent le SMIC contre plus de 8% en France).

La Banque d’Espagne évoque des risques de destruction d’emploi assez proches des créations d’emploi, de même que des effets redistributifs importants en faveur des plus jeunes (cf. l’impact sur l’indice de Gini infra) ;

Impact de la hausse du Salaire minimum en fonction du niveau retenu

Source : Banque d’Espagne, Bulletin économique de janvier 2017

2. une hausse de dépenses sociales spécifiques : le logement pour les jeunes, les allocations pour les personnes en situation de handicap, une baisse des frais d’inscription à l’université ou encore une indexation des retraites à l’inflation pour 2018 et 2019 ;
3. des marges de manœuvre supplémentaires pour les collectivités locales qui seront à même de choisir l’affectation d’une part des excédents structurels qu’elles réalisent (0.6pp) en particulier pour le financement de la gratuité de l’école avant 3 ans ;

Le projet de budget est particulièrement intéressant puisqu’il est financé par des contributions des plus aisés et des grandes entreprises, et plus particulièrement :

  1. En matière de fiscalité du patrimoine et des revenus des particuliers : une hausse de 1pp de la taxe sur le patrimoine est prévue pour les valeurs supérieures à 10 M EUR de même qu’une hausse de 2 pp de l’impôt sur le revenu pour ceux avec au-dessus de 130 000 EUR et de 4 pp pour ceux au-dessus de 300 000 EUR.

La fiscalité du capital serait augmentée de 4 pp pour les revenus du capital supérieurs à 140 000 EUR. Cette action tranche avec la démarche actuelle du gouvernement français (graphe IPP) ;

Effets redistributifs totaux de la politique fiscale française depuis 2018 en opposition frontale avec l’approche espagnole

Source IPP/PSE

2. En matière de fiscalité des entreprises : le niveau minimum de l’impôt sur les sociétés serait augmenté à 15% en général et à 18% pour les entreprises productrices d’hydrocarbures et les entités financières. Une baisse de l’IS est prévue pour les PME (de 25% à 23%). Cette mesure serait triplement intéressante : elle s’inscrit contre la course à la baisse des taux d’IS en Europe, elle protège les PME et enfin elle taxe les entreprises génératrices de pollution environnementale.

Enfin, à noter qu’une mesure serait prise pour les firmes multinationales dans le secteur des technologies digitales dont les revenus sont supérieurs à 750 M EUR au niveau mondial ou 3 M EUR au niveau espagnol. Cette taxation de 3% serait basée sur les revenus issus de la publicité en ligne et de la vente de produits en ligne.

Ces mesures répondent de surcroit aux recommandations du FMI qui soulignait récemment (Article IV review) la nécessité de faire face, après la crise, aux inégalités qui avaient émergé des politiques d’austérité et de compression de la demande intérieure. De même, la question de l’appropriation des mesures sur les retraites était soulevée par le FMI.

On regrette peut-être le manque d’investissement du budget sur les questions des inégalités de genre et régionales qui limitent la croissance potentielle de long terme de l’économie espagnole. Les mesures relatives aux difficultés plus structurelles espagnoles, en particulier sa position extérieure nette très négative, bien qu’en progression, sont toutefois éludées.

Dans l’ensemble, le projet de budget espagnol semble exemplaire : une consolidation budgétaire « douce » et adaptée à la période actuelle de pic de croissance (provoquant la fermeture de l’écart de production cette année) et de taux bas (taux moyen pondéré de sa dette à 0.92%), des mesures en dépenses en faveur des catégories de population ayant souffert face à la crise, financées par des recettes faisant l’objet d’une vraie approche redistributive assumée ciblant les plus aisés et le capital.

Il correspond parfaitement à une gestion budgétaire sociale-démocrate, pragmatique et non dogmatique sur la trajectoire budgétaire d’une part, redistributive et ciblée sur les ménages aux bas revenus et en difficulté de l’autre.   

II.) Dès lors, le projet de budget espagnol représente, sur le plan politique, un véritable virage à gauche qui s’annonce, néanmoins, compliqué à réaliser.

Ainsi que le relève Iñigo Errejón, le projet de budget porté par sa formation politique et le gouvernement socialiste est une forme de “réarmement moral” pour la gauche. Il s’agit, pour lui, de remettre au centre de la conversation publique les droits sociaux comme antidote contre les forces réactionnaires. Ces dernières se font d’ailleurs sentir et voir de manière particulièrement inquiétante en Espagne depuis la convocation d’une votation anticonstitutionnelle sur l’indépendance de la Catalogne en octobre 2017. Dès lors, la signification politique et dans le domaine du discours de ce projet de budget est immense pour la gauche au sens large: reprendre la capacité à imposer les termes d’un débat public qui se trouve monopolisé par la crise catalane et qui, partant, s’articule autour d’une fracture entre nationalisme espagnol et indépendantisme régional au sein de laquelle la gauche ne trouve pas sa place. Se mettre d’accord et porter ensemble un projet de budget constitue pour Podemos et pour le gouvernement de Sánchez une manière de retrouver une forme de centralité politique.

Cependant, le défi est de taille. La motion de censure qui porta Pedro Sánchez à La Moncloa dut être votée par 18 formations politiques différentes car les députés socialistes ne représentent que 77 sièges sur 350. Il s’avéra pendant le débat de la motion de censure que la seule chose unissant le PSOE aux autres formations qui soutinrent Pedro Sánchez était le rejet viscéral du PP de Mariano Rajoy, condamné quelques jours auparavant pour avoir bénéficié d’un système complexe de financement occulte.

L’hétérogénéité et, donc, la fragilité de la base parlementaire de Sánchez amène par conséquent les deux associés, le PSOE et Podemos, à négocier rudement le ralliement de forces politiques aux intérêts parfois très différents.

Pour l’instant, il semble y avoir une division des tâches: Pablo Iglesias a commencé les entrevues avec les dirigeants des partis politiques indépendantistes catalans et le gouvernement avec le Parti nationaliste basque (PNV, centre-droite) et Compromís (gauche de la gauche). Le leader de Podemos apparait donc comme l’entremetteur, l’intermédiaire entre un gouvernement et une classe politique dirigeante catalane qui ne peuvent pas s’asseoir autour de la même table à cause de la question des élus emprisonnés après la tenue du référendum d’autodétermination illégal. La position d’Iglesias, capable de sympathiser avec la cause indépendantiste tout en demeurant respectueux de la Constitution espagnole, lui permet précisément d’extraire le débat sur le projet de budget du cadre posé par le conflit en Catalogne. Rendant visite à Oriol Junqueras, ancien vice-président du gouvernement catalan, en prison, le dirigeant de Podemos a marqué ce besoin de rapprochement entre la gauche indépendantiste et la gauche nationale autour de la question sociale. Ce projet de budget est donc à la fois un document techniquement irréprochable et un instrument politique visant à revenir sur la division récente de la gauche autour de la question nationale.

D’ailleurs, la droite s’est engouffré dans cette brèche en attaquant durement, et de manière caricaturale, le projet de budget. Albert Rivera, le dirigeant de Ciudadanos (droite libérale et nationaliste) a alerté du danger pour l’économie d’une augmentation du salaire minimum (alors qu’il préconisait une augmentation similaire en 2008). Une telle menace, que Rivera a associée au caractère “populiste” de la mesure, est complètement irréaliste, comme nous avons tâché de le montrer ci-dessus. L’augmentation du salaire minimum a une répercussion positive et rapide sur la consommation des ménages, d’autant plus que l’Espagne dispose d’un salaire minimum très en-dessous du salaire médian. Pablo Casado, le président du PP, a immédiatement dénoncé un accord visant à aligner l’Espagne sur le Venezuela. Il a profité d’une réunion bruxelloise organisée par le PPE pour inciter la Commission européenne à rejeter le projet de budget.

Cette dernière aurait demandé au gouvernement espagnol de renvoyer une version du budget  une fois que celui-ci aura été soumis au Parlement afin d’éviter qu’il y ait trop de différences entre les deux versions. Toutefois, rien ne semble indiquer a priori que la Commission rejette le projet de budget espagnol. Tout d’abord, comme Hémisphère Gauche a pu le relever dans une note récente, le danger que représente pour la stabilité financière de la zone euro le projet de budget de l’Italie est, actuellement, le plus grand défi qu’affrontent les institutions européennes et notamment la Commission, gardienne de l’orthodoxie budgétaire des traités. Ensuite, comme cela a été montré précédemment, l’ampleur de l’ajustement fiscal et la répercussion de ce dernier sur la trajectoire de réduction du déficit et de l’endettement publics sont soutenables et se trouvent dans le cadre de autorisé par le corset européen. Enfin, la Commission n’a fait, pour l’instant, que demander de plus amples informations au gouvernement espagnol pour avoir une vision davantage complète et précise des mesures engagées. A ce titre, la missive envoyée à l’exécutif espagnol fut signée par Marco Buti, directeur général des Affaires économiques et financières de la Commission (DG ECFIN), et non pas par Pierre Moscovici, et le destinataire ne fut pas Nadia Calviño, la ministre de l’économie espagnole, mais Carlos San Basilio, le directeur du Trésor. Ainsi, l’ouverture, par la Commission, d’un canal d’échange entre hauts fonctionnaires, et non pas entre responsables politiques, témoigne de ce que les éventuelles difficultés qui peuvent intervenir dans l’examen du projet de budget sont davantage techniques que fondamentales.

Au demeurant, Pedro Sánchez affiche une confiance qui peut paraitre déconcertante en vue des difficultés que pourra rencontrer son projet de budget pour être adopté par le Parlement.

Le Sénat, acquis très majoritairement à la droite, emploiera sans doute toutes les procédures à sa disposition pour empêcher que le projet de budget soit adopté. En effet, la chambre haute doit consentir, comme cela a été évoqué, à ce que le plafond de dépense soit relevé. Si la majorité hétérogène qui a porté Sánchez au pouvoir ne peut réviser la loi organique de stabilité budgétaire suscitée, le Sénat demeurera un obstacle infranchissable. A ce titre, la majorité sénatoriale a confirmé son engagement dans une stratégie d’opposition frontale au gouvernement: le porte-parole du groupe “populaire”, Ignacio Cosidó, a même menacé de saisir le Tribunal constitutionnel pour s’opposer au projet de budget. L’utilisation fréquente de la Haute Cour afin de trancher des conflits politiques est fortement regrettable, ainsi que l’instrumentalisation du Sénat à des fins politiciennes de déstabilisation du gouvernement socialiste.

De plus, si le flanc européen semble maîtrisé toutes choses égales par ailleurs, le projet de budget devra potentiellement être modifié si certains groupes parlementaires approchés par le gouvernement et Podemos exigent de nouvelles dépenses en échange de leur soutien. Les négociations politiques ne font que commencer et l’équilibre délicat recherché par le gouvernement et Podemos peut être perturbé par une pluralité de facteurs et d’acteurs intervenant dans cette procédure: l’opposition aveugle de la droite au Sénat, la crise politique ouverte en Catalogne, le contrôle opéré par les institutions européennes, la fragilité du soutien parlementaire au gouvernement. Dans ce contexte, l’opposition n’hésitera pas un instant avant d’exiger que de nouvelles élections législatives soient convoquées si le plan tracé par l’exécutif et son allié parlementaire venait à être bousculé. Partant, le haut degré de crispation politique provoqué par la situation catalane et la motion de censure votée en juin pourrait finalement avoir raison d’un projet de budget ouvrant une perspective très positive pour la gauche européenne. 

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