Dans le cadre du volet automnal du semestre européen, le Portugal a récemment dévoilé son projet de Budget pour 2019. L’Etat ibérique, membre des Communautés européennes depuis 1986, demeure un partenaire discret et relativement peu connu de l’opinion publique française. Pourtant, il présente un très fort intérêt pour la gauche tant sur le plan politique que du point de vue de sa dynamique économique et budgétaire.

Sur le plan politique, le Portugal constitue, comme nous tâcherons de le montrer, un exemple réussi de gouvernement progressiste issu d’un accord parlementaire entre différentes forces se situant à gauche de l’échiquier politique.

Sur le plan économique et financier, le redressement de l’économie portugaise et l’assainissement progressif de ses finances publiques représente une excellente nouvelle pour les économies dites “périphériques” de la zone euro ainsi qu’une source d’inspiration pour les gauches européennes.

A cet égard, le pragmatisme du gouvernement socialiste portugais est un exemple encourageant pour celles et ceux qui, a l’instar d’Hémisphère Gauche, postulent qu’il est possible de porter une politique économique progressiste sans pour autant entrer nécessairement en conflit avec l’Union européenne. L’exemple portugais nous montre, in fine, que la confrontation avec la Commission n’est pas un point de passage obligé, du moins dans un premier temps, pour conduire une politique économique nationale qui soit redistributive, porteuse de croissance et soucieuse de l’équilibre budgétaire.

En effet, le troisième budget proposé par le Gouvernement socialiste au Portugal après leur arrivée au pouvoir pourrait bien être celui de la confirmation d’une bonne gestion budgétaire contribuant à d’excellents résultats économiques: le Portugal a en effet retrouvé son niveau de PIB d’avant crise en avril 2018. Le pays connaît par ailleurs un taux de croissance de 2.8% ainsi qu’une baisse majeure de son taux de chômage de 17.5% en 2013 à 6.8% en septembre 2018.

Avec l’Espagne, et à condition que le gouvernement espagnol parvienne à faire adopter son projet de budget, le Portugal constitue ainsi un nouvel exemple de la pertinence et de la qualité de la gestion budgétaire sociale-démocrate en Europe. Le revirement doctrinal opéré il y a trois ans vis-à-vis de l’inefficacité des politiques d’austérité de l’immédiate après-crise liées au bail-out de la Troika en 2011 (78 Mds EUR) en est l’illustration la plus frappante. De plus, comme cela a été évoqué, cet exemple souligne également qu’il est possible de mener une politique de gauche en Europe sans entrer nécessairement en collision avec le cadre de gouvernance budgétaire européen, contrastant nettement avec la démarche italienne et les promesses électorales de certaines formations politiques à gauche, y compris en France.

Partant, il convient d’examiner la spécificité de la coalition gouvernementale (I) avant d’examiner les raisons de la bonne trajectoire économique du Portugal (II).

I/ Une coalition gouvernementale réalisant l’union de la gauche pour mettre en oeuvre un programme progressiste et pragmatique.

A la veille les élections législatives du 4 octobre 2015, à la suite desquelles António Costa (Partido Socialista, gauche sociale-démocrate) arrive à la tête du gouvernement, le Portugal affiche des indicateurs macroéconomiques et sociaux extrêmement préoccupants. Après trois ans sous la tutelle “Troika”, de mai 2011 à mai 2014, le chômage atteint 15% (39% chez les jeunes de 18 à 25 ans), le taux de risque de pauvreté[1] a grimpé jusqu’à 20% (ce qui représente deux millions de personnes) et l’endettement demeure largement au-dessus de la barre des 100% du PIB. Les retraités, les fonctionnaires et les jeunes ont été particulièrement touchés par la politique d’austérité conduite par le gouvernement conservateur de Passos Coelho. S’il est vrai que la santé financière de l’Etat, ainsi que les conditions dans lesquelles il peut s’endetter, se sont améliorées, la capacité de l’économie portugaise à créer de la richesse a été considérablement affaiblie par la chute des salaires.

Les élections de 2015 revêtent, donc, une grande importance, dans la mesure où les Portugais sont amenés à émettre leur jugement à l’égard de l’austérité, un an après le départ de la Troika. Les résultats affichent une victoire relative de la droite: la coalition “Portugal a frente”, constituée par le Parti social-démocrate (centre-droite) du Premier ministre sortant, Pedro Passos Coelho, et le Parti populaire (droite conservatrice) emporte 38,5% des voix et 107 sièges sur 230 à l’Assemblée de la république (la chambre unique du parlement monocaméral portugais). Néanmoins, cette première place est bien relative car l’ensemble des voix obtenues par les deux partis de la droite lors des précédentes élections législatives de 2011 avait atteint plus de 50% des suffrages exprimés et 132 sièges, soit la majorité absolue. Face à eux, la gauche, qui avait concouru aux élections de 2015 en ordre dispersé, emporte un peu moins de 52% des suffrages exprimés et représente 122 députés, soit une confortable majorité absolue. C’est cela qui permet à l’habile António Costa de devenir le nouveau Premier ministre le 25 novembre 2015, après plusieurs semaines de négociations afin d’atteindre un accord historique, qui est, en réalité, composé de trois accords bilatéraux avec le “Bloco de esquerda”, le Parti communiste portugais puis les Verts.

Cet accord est d’autant plus historique que le Parti socialiste portugais renait des cendres laissées par l’immolation de Jose Socrátes en mars 2011. Ce dernier, face à la violence de la crise économique, commet la même erreur que son homologue espagnol, José Luis Rodríguez Zapatero: il adhère à une politique économique d’austérité qui lui vaut quelques mois après une cuisante défaite à l’occasion des élections législatives. Le Parti socialiste obtient les pires résultats depuis 1987 et Jose Socrátes démissionne de ses fonctions organiques. La situation des socialistes portugais, comme celle de leurs voisins ibériques, est, en 2011, désastreuse et il faut attendre l’arrivée d’António Costa, l’ancien maire de Lisbonne, à la tête du parti en septembre 2014 pour que la donne commence à s’inverser.

De même, un gouvernement socialiste n’aurait pu se mettre en place sans le soutien du “Bloco”, qui remporte le meilleur résultat électoral de son histoire. Ce parti fondé en 1999 par l’union de forces politiques marxistes-trotskistes, c’est-à-dire critiques vis-à-vis du Parti communiste, connait un important renouveau sous le leadership montant de Catarina Martins. Son discours extrêmement critique à l’égard de l’austérité et de l’héritage socialement funeste de la Troïka conduit le “Bloco” à remporter plus de 10% des suffrages et à devenir la troisième force politique au parlement.

Les accords entre le Parti socialiste et ses trois partenaires à gauche conduisent à ce que ces derniers lui offre leur soutien parlementaire sans toutefois prendre part au gouvernement. Pour cela, une grande dose de pragmatisme est requise des deux côtés et c’est probablement la leçon la plus précieuse que la gauche, aujourd’hui de plus en plus atomisée en France, doit tirer de l’expérience portugaise. Le Parti socialiste, conscient de l’opportunité historique qui s’offre à lui pour revenir au pouvoir après une importante crise interne, revient sur un certain nombre d’éléments programmatiques (le gel de la réduction des retraites, le financement de la culture, la fiscalité des grandes entreprises…). Il consent également à que soient constitués des groupes de travail conjoints avec le “Bloco de esquerda” concernant des domaines fondamentaux du gouvernement: la précarité du travail, la réforme des retraites ou la dette publique. Cette méthode nous semble un exemple à suivre pour la gauche française et pour le PS en particulier.

Depuis 2015 et la conclusion de ces accords historiques, les désaccords et les réprimandes croisées entre les quatre partenaires ont été nombreux. En juin 2018 le degré d’affrontement parlementaire atteint un degré supérieur au sujet de la revalorisation du salaires des professeurs, dans le contexte d’une importante mobilisation des cheminots, du personnel hospitalier et du secteur éducatif. Cependant, le soutien parlementaire du “Bloco de esquerda”, du Parti communiste et des Verts au gouvernement n’a pas défailli. Tout en maintenant les lignes de fracture idéologique et l’indépendance de parole, les quatre formations de gauche ont pu demeurer unies et trouver un terrain d’entente sur le plan budgétaire, comme en témoigne le projet de budget pour l’année 2019 que nous analysons à la suite.

II/ La trajectoire économique brillante du Portugal s’explique en grande partie par des choix budgétaires plus respectueux de la croissance et une politique de lutte contre la pauvreté.

Évolution du PIB des principales économies de la zone euro depuis la crise (base 100 = 2006)

Sources: Pictet

Sur un plan économique, le Portugal a fait le choix, il y a trois ans, de mettre fin aux politiques d’austérité qui ont comprimé la demande interne pendant la crise, et, de manière pro-cyclique, amplifié la récession, le chômage et les inégalités. L’arrivée au pouvoir du Gouvernement Costa et du ministre des finances Centeno ont provoqué un retournement majeur de politique économique au profit de politiques plus redistributives et d’un soutien budgétaire sans déstabilisation des finances publiques.

Alors que la croissance a continué sa hausse depuis 2015, le déficit public a poursuivi son redressement, tandis que la dette publique a vu son niveau baisser progressivement. Le ralentissement de la consolidation budgétaire, plutôt que son amplification (préconisée par la droite et les institutions européennes), ou, au contraire l’augmentation du déficit (soutenue par une partie de la gauche) a permis de concilier croissance et confiance budgétaire. Entre les positions radicales de la Troika et de parties dits populistes, le gouvernement Costa a d’un côté réduit le rythme de la consolidation budgétaire en baissant l’effort budgétaire : l’ajustement structurel s’est élevé en moyenne à 0.6 pp de PIB sur les trois dernières années contre 3.1 pp en moyenne les trois années précédentes. Mais il a maintenu de l’autre un surplus primaire supérieur à 2% (2.8% en 2018) en contrôlant la hausse des dépenses publiques et en stabilisant les revenus. In fine, cette exécution budgétaire a entrainé une réduction du ratio dette/PIB de 125.7% en 2016 à moins de 118% pour 2019.

Sources : IGCP

En conséquence, les notations souveraines du pays sont désormais toutes dans la catégorie « Investment grade » marquant son véritable retour parmi les pays à accès au marché. Les spreads de taux d’intérêt se sont particulièrement resserrés et rapprochés contre ses pairs (35 pbs à 10 ans contre l’Espagne, vs 250 pbs en 2013) alors même que les obligations portugaises ne bénéficiaient pas de notations souveraines favorables (BB par S&P’s, A3 par Moody’s) si ce n’est à risque.

Sur le plan de la politique économique, cette gestion budgétaire est complétée par des réformes équilibrées concernant le secteur privé (programme Capitalizar pour limiter l’endettement des entreprises et favoriser les fonds propres, programme Semente pour soutenir fiscalement l’investissement dans les start-ups, initiative Industria 4.0 pour revitaliser le secteur industriel), mais également concernant le secteur public (programme Simplex+ pour améliorer son efficacité, revue des dépenses et déclarations automatiques de l’impôt sur le revenu) et enfin le secteur financier (programmes de réductions des créances improductives, réforme du système de faillites). Cette politique économique, les quelques fruits positifs de certaines réformes structurelles antérieures et la gestion budgétaire actuelle sont un vrai succès pour le Portugal et lui permettent de sortir définitivement de la crise, tant sur le plan de la croissance que de l’emploi.

Taux de chômage des principaux pays européens depuis 2008

Source : IGCP

Le projet de budget pour 2019 maintient ce cap et prévoit un déficit budgétaire de 0.2% du PIB (vs 0.7% en 2018). Pour cela, le Gouvernement conserve la tendance choisie de stabiliser les dépenses publiques à un rythme inférieur au taux de croissance nominale de l’économie (+2.8%) : cette approche semble particulièrement pertinente en matière de stabilité de long terme des finances publiques et augure d’un bon exemple à suivre pour réformer le cadre de gouvernance budgétaire européen. Il bénéficie également d’une hausse des recettes publiques à +4.1% du PIB liée à l’augmentation de la croissance. Plus spécifiquement, le Portugal prévoit plusieurs mesures sociales et écologiques importantes dont notamment la continuation du soutien aux plus frappés par la crise : dégel du salaire des fonctionnaires, le soutien aux chômeurs de longue durée, l’augmentation des retraites (augmentant le pouvoir d’achat de 78% des retraités) et du minimum vital et l’accès au logement pour les plus démunis, la réduction de la dette énergétique. Enfin, le Gouvernement et la Banque centrale maintiennent leur action en faveur de la restructuration prudente et efficace du secteur bancaire portugais.

 

Par Guillermo Arenas et Jean Lagrange

[1] C’est-à-dire le pourcentage de la population vivant dans un ménage dont le revenu est inférieur à 60% de la médiane nationale, marquant le “seuil de pauvreté”.

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