Par Guillermo Arenas et Jean Lagrange

Dans un entretien du 19 décembre 2018 sur un plateau de la télévision publique, la ministre du budget, María Jesús Montero, affirma que le projet de budget de l’Etat pour 2019, dont la discussion parlementaire commença le 28 janvier, fait entrer l’Espagne dans la “fiscalité du XXIe siècle”.

Or, malgré le récent rejet du projet de budget par une majorité parlementaire composée des députés de droite (Parti populaire et Ciudadanos) ainsi que des députés indépendantistes catalans, certaines dispositions de ce dernier méritent d’être examinées et ce pour au moins deux raisons. D’une part car l’échec du projet de loi des finances n’est pas du à des divergences de fond mais à un calcul bassement politicien de la part des parlementaire de droite et à une logique de “fuite en avant” de la part des élus indépendantistes[1]. D’autre part parce que, nonobstant la défaite parlementaire, le projet de budget a vocation à devenir un argument électoral, voire le véritable programme économique du Parti socialiste dans la perspective des élections à venir. Son analyse critique demeure donc pertinente comme source d’inspiration pour les socialistes français.

Dès lors, le présent billet vise à se pencher sur deux dispositions en particulier qui semblent répondre à l’affirmation précitée de la ministre Montero. Il s’agit d’une part d’un prélèvement sur les grandes entreprises numériques (l’impôt sur certains services numériques, connu sous le nom de “taxe Google”) et, d’autre part, d’une mouture de taxe “Tobin”.

Dans l’attente d’une approche harmonisée au niveau européen, l’Espagne adopte des mesures temporaires parmi les plus ambitieuses au sein des différents Etats-membres

L’exposé des motifs du projet d’impôt sur certains services numériques débute avec plusieurs considérations sur l’émergence et la consolidation des entreprises du numérique à l’échelle mondiale. En effet, la prise de conscience que le succès de tels modèles d’affaire repose sur leur caractère transfrontalier, l’importance des actifs immatériels et des données produites par les usagers amène le gouvernement socialiste à faire évoluer des normes fiscales fondées sur la présence physique, sur le territoire national, des entreprises qui y sont soumises (modèle de l’établissement stable). A ce titre, les avancées conduites dans le cadre de l’OCDE et les discussions entamées au sein des institutions européennes[2] sont considérées comme insuffisantes. La souveraineté fiscale de l’Espagne, la “pression sociale” et les exigences de justice amènent donc le gouvernement socialiste à adopter ces dispositions de manière unilatérale, a l’instar de l’Italie, de l’Autriche et récemment de la France.

Ce dispositif vise à contraindre les grands opérateurs numériques (les “GAFA” sont souvent cités comme en étant l’archétype) à s’acquitter de leurs obligations fiscales sur le territoire dans lequel ils produisent de la richesse. Dès lors, trois activités sont susceptibles d’être imposés selon ce texte: la publicité adressée aux usagers par une interface numérique (“services de publicité en ligne”); la mise à disposition de plateformes qui permettent à des usagers de se mettre en contact avec d’autres usagers afin de commercer avec eux (les “services d’intermédiation en ligne”, typiquement la plateforme “Amazon marketplace”) et, enfin, la vente ou la cession de données concernant les usagers (“services de transmission de données”). Le taux concernant les revenus dégagés par ces trois activités est fixé à 3%.

Afin de ne pas pénaliser les TPE/PME ainsi que les start-ups du domaine, les contribuables soumis à cet impôt devront présenter un chiffre d’affaires supérieur à 750 millions d’euros et une activité imposable supérieure à 3 millions d’euros. Enfin, les prévisions du gouvernement tablent sur un revenu fiscal de 1000 et 1200 millions d’euros sur l’année[3]. Ces dernières apparaissent donc beaucoup plus élevées que celles produites par la Commission, dont l’estimation s’élève à 600 millions d’euros ou même des faibles ambitions françaises (500 M EUR par an seulement). La raison d’un tel décalage réside dans l’estimation qui est faite, par le ministère du budget, du trafic de données sur le territoire espagnol, alors que les calculs de la Commission reposent, plus simplement, sur le poids du PIB espagnol au sein de l’UE. De même, le seuil de revenus à partir duquel l’opérateur devient imposable est, comme cela a été évoqué, de 3 millions d’euros dans le projet espagnol mais de 5 millions dans le projet de directive européenne.

Il s’agit, par conséquent, d’une initiative audacieuse qui témoigne d’une volonté de faire bouger les lignes sur un sujet qui a, comme l’affirme l’exposé de motifs, des conséquences délétères sur les fondements du pacte fiscal et du consentement à l’impôt. Bien entendu, la forte probabilité que des élections anticipées soient convoquées dans les prochains mois donnent à ce projet une forte dimension électoraliste (même s’il n’est finalement pas adopté)… sans en effacer l’intérêt sur le fond.

Ce projet semble en effet plus ambitieux que la proposition française, qui prévoit de taxer à hauteur de 3% les activités numériques des GAFA en posant une double conditionnalité : un chiffre d’affaires annuel mondial supérieur à 750 millions d’euros et un chiffre d’affaires annuel à l’échelle de l’UE supérieur à 50 millions d’euros. Le gain fiscal est limité à 500 millions d’euros. Cette taxe est largement critiquée par les associations spécialisées (Oxfam, Finance Watch) car elle ne répond au problème fondamental, à savoir le déplacement des bases fiscales : il est pertinent de taxer les GAFA, encore faut il qu’il y ait une base taxable. A ce titre, ATTAC rappelle qu’Apple ne déclare que 800 millions d’euros de chiffres d’affaires en France contre une réalité estimée à 4 milliards, soit une perte de base fiscale de près de 3,2 milliards d’euros et donc une perte en recettes de près de 100 millions d’euros sur cette entreprise uniquement. 

Hémisphère gauche soutient[4] à ce titre la proposition de Boris Vallaud et Gabriel Zucman de réformer l’assiette de l’impôt sur les sociétés dans le sens du calcul des bénéfices taxables en fonction de la proportion du chiffre d’affaires mondiale réalisé en France ou en Europe. Ce modèle permettrait d’éviter clairement le transfert de profits des multinationales vers les pays à fiscalité non coopérative (Irlande, Luxembourg, Bahamas, etc.). Pour rappel, ce projet avait été rejeté par le Gouvernement et sa majorité.

Un pas en avant également en matière de taxation des transactions financières, projet toujours bloqué au niveau européen par le Gouvernement français défendant les marges des banques nationales.

En ce qui concerne le projet de “taxe Tobin”, le projet de budget espagnol prévoir une imposition de 0,2% sur l’achat d’actions d’entreprises nationales dont la capitalisation boursière est supérieure au milliard d’euros.

L’impôt ne concernerait que les opérations nettes intrajournalières, afin de favoriser les acteurs de long terme et non les arbitragistes qui jouent sur les failles de marché infra-quotidiennes et peuvent, de facto, nuire à la liquidité de ce marché sans favoriser en quoi que ce soit le financement de ces entreprises. Rappelons que le financement des entreprises espagnoles, comme celui des entreprises européennes de manière générale, est essentiellement bancaire, si bien que ces transactions infra-quotidiennes n’ont que peu de valeur ajoutée dans leur modèle de financement.

Concernant le spectre de cette mesure, un certain nombre d’opérations sont exclues du champ d’application: les opérations d’introduction en bourse; de restructuration d’entreprise; les opérations intragroupe et celles qui sont nécessaires au fonctionnement des infrastructures de marché. Surtout, cette taxe se fonde sur le principe du pays d’émission et non sur celui du pays de résidence des titres. Autrement dit, elle permet de taxer uniquement les transactions sur des titres émis par des entreprises espagnoles côtées quel que soit la résidence fiscale de la banque qui performe l’opération. De la sorte, cette taxe ne désavantagerait pas la place financière madrilène.

Ici encore, l’Espagne prend la tête de la vague réformatrice européenne en matière de fiscalité du XXIème siècle : puisque la procédure de coopération renforcée au niveau européen est bloquée depuis 2013 – notamment par la France qui, dans un contexte de Brexit, défend l’intérêt de son industrie bancaire et financière – l’Espagne prend une mesure temporaire et transitoire en attendant un accord au niveau européen. Cette méthode unilatérale déplace les positions actuelles et vise à provoquer un sursaut des capitales européennes.

Entre fiscalité des géants du numérique et fiscalité des transactions financières, l’Espagne fait un vrai pas en avant vers une fiscalité du XXIème siècle qui s’adapte à notre nouvelle économie.

Cette réforme de nos systèmes fiscaux constitue un impératif de justice fiscale – afin que les citoyens non mobiles ne soient plus les seuls à s’acquitter de leur contribution nationale. L’Europe, comme la France, gagneraient à suivre le courage de l’Espagne et ensemble, à aller plus loin en répondant à un enjeu fondamental qui menace le fonctionnement même de notre démocratie: l’évitement fiscal des multinationales et les risques d’instabilité financière. 

A l’aube de nouvelles élections anticipées, pour lesquelles le PSOE semble favori, mais en passe de perdre le Gouvernement au profit d’une coalition de droite (PP, CS, Vox: cf. sondages infra), ces propositions relèvent d’un véritable courage politique et d’une aptitude à comprendre les enjeux du siècle en cours.


[1] En effet, la Droite veut provoquer la convocation d’élections législatives anticipées car les sondages lui prédisent une majorité absolue (par le biais d’un accord transpartisan inédit entre le Parti populaire, Ciudadanos et Vox). Les formations indépendantistes, quant à elles, exigeaient de la part du gouvernement l’impossible reconnaissance du droit à l’autodétermination de la Catalogne en échange de son soutien au budget.

[2] La Commission présenta le 21 mars 2018 un projet de directive pour imposer la prestation de services numériques, notamment pour prendre en compte la contribution des usagers à la création de richesse de certaines entreprises numériques.

[3] Mais la lenteur de la procédure budgétaire fait que, si jamais cette dispositions est finalement adoptée, elle ne pourra entrer en vigueur qu’au mois de juin.

[4] https://hemispheregauche.fr/amendement-vallaud-zucman-contre-loptimisation-fiscale-des-multinationales

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