À travers un récit prenant, émaillé d’exemples saisissants, Benoît Coquard fait entrer dans le quotidien des habitants des zones en déclin démographique du Grand-Est. Fruit d’une dizaine d’années d’enquête immersive dans la région, dont il est originaire, le travail du sociologue de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), publié en octobre 2019, s’appuie sur les échanges qu’il a eu et sur les situations qu’il a vécues pour présenter – à rebours des clichés – toute la complexité des milieux populaires ruraux.

« Qui sont ces hommes et ces femmes qui continuent d’habiter dans les campagnes en déclin ? Certains y fantasment le « vrai » peuple de la « France oubliée », d’autres y projettent leur dégoût des prétendus « beaufs » racistes et ignorants ». De fait, à la différence des campagnes riches – situées proches des villes, des littoraux touristiques et des vignobles, les cantons enquêtés sont peuplés majoritairement de classes populaires – ouvriers et employés.

Au fil de son analyse, le lecteur comprend que la disparition des usines, des services publics, des associations et des cafés n’a pas laissé place au vide, malgré l’image que renvoient les rues des centre-bourgs délabrés. L’emploi est devenu rare et c’est justement pour cette raison que l’on a besoin de « vrais potes sur qui compter ». Dans un monde perçu comme conflictuel, on ne fréquente plus les gens du coin par hasard. Au contraire, le domicile privé est devenu le lieu de sociabilité privilégié.

Ces zones géographiques sont aussi celles où l’extrême droite fait ses meilleurs scores électoraux. Pour les 18-35 ans – auquel l’auteur s’intéresse particulièrement -, c’est le positionnement politique le plus facile à revendiquer en public. Ici, où on se bat pour exister professionnellement, le « nous d’abord » est une forme de survie. L’ouvrage n’est pas forcément pour « ceux qui restent », mais plutôt pour ceux qui ne sont jamais venus et qui ne comprennent pas comment on y vit.

La peur d’avoir « mauvaise réputation »

Avant qu’elles ferment, à compter des années 1990, les industries du Grand-Est jouaient un rôle majeur dans la socialisation. Aujourd’hui, la rareté des ressources attise les rivalités concrètes et les jalousies latentes. Dans le même temps, «c’est justement parce que l’emploi se raréfie qu’il faut en faire plus dans l’investissement collectif afin d’être recommandé pour un travail, c’est aussi parce que les services publics et différentes commodités disparaissent de ces régions rurales qu’il faut savoir s’entourer et s’entraider au quotidien » (p. 22).

Dans ce monde rural traversé par toutes sortes de tensions sociales, il est crucial d’avoir « bonne réputation ». Pour cela, avoir un travail est essentiel à l’estime de soi et des autres,  l’inverse des « fainéants » qui ne travaillent pas, et donc « ne valent rien ». Plutôt que de « traîner dans les rues » ou d’aller dans les lieux publics (comme les bals ou les bistrots), les jeunes générations se voient « chez les uns les autres ». Cela les différencie des « cassos », qui sont reconnaissables facilement parce qu’ils se déplacent à pied. La voiture demeure indispensable à la vie quotidienne. Elle est le signe d’une certaine respectabilité. Par cette analyse fine du rôle de la motorisation dans la vie sociale des ruraux, le sociologue nous fait toucher du doigt le fossé qui existe par rapport aux urbains, qui veulent l’éradiquer.

A l’inverse d’un endroit ouvert, et donc potentiellement dangereux, le foyer est maîtrisable. Souvent, il s’agit d’un pavillon construit à l’écart du centre-ville. Quasiment chaque soir, la « bande de potes » s’y réunit, souvent autour d’une bouteille de pastis ; on peut fumer – du cannabis – et « parler » entre gens de confiance. En recevant chez eux, les couples manifestent leur respectabilité et, de fait, les hommes monopolisent l’attention. D’une manière générale, il est frappant de voir tout au long du livre à quel point les femmes sont marginalisées dans les campagnes en déclin.

Les anciens se retrouvaient au bistrot du village. Désormais, ce n’est plus la localité qui fait l’appartenance, mais les cercles d’amis, qui se regroupent autour de sociabilités comme le club de football ou les associations de chasseurs.

Au fond, le « clan » des proches assure un cadre d’intégration, où on se sent reconnu. En faire partie garantit une « bonne réputation », qui est essentielle – on l’aura compris – pour trouver du travail, mais aussi pour se marier.

« Paradoxalement, les habitants des campagnes en déclin sont souvent dépeints en termes de repli sur soi et de fermeture au monde, alors qu’au contraire le fait de vivre dans ces espaces implique de s’engager pleinement dans une quête de reconnaissance par les pairs » (p. 38). 

Ainsi, « en dépit de leur position sociale objectivement dominée, dans leur grande majorité, les habitants de ces zones rurales sont malgré tout, dans leur vie quotidienne, considérées comme des personnes importantes, de qui on parle beaucoup, et qui, parfois, peuvent représenter de véritables modèles d’accomplissement locaux » (p. 200).

L’auteur explique combien la crainte d’être déprécié par l’interconnaissance se mêle au sentiment d’être quelqu’un d’important tant que l’on a pas vu autre chose. Dans le chapitre consacré aux Gilets Jaunes, il remarque d’ailleurs à quel point les filtrages de voitures aux péages autoroutiers ont pu être l’occasion de se confronter à une alterité qui, par contrecoup, fera prendre conscience de sa propre condition sociale » (p. 41). Autrement dit, on ne se rend pas compte que l’on a un accent si on ne parle qu’avec des semblables et qu’on ne rencontre pas de personnes différentes.

Pour ceux qui sont mis à l’écart par les jeunes respectables, en revanche, la vie est difficile. Souvent, ils en viennent à fréquenter d’autres qui partagent leur condition, ce qui a pour conséquence de les stigmatiser encore plus.

L’emploi, un enjeu vital

La crainte d’avoir « mauvaise réputation » a d’ailleurs été à l’origine de l’essoufflement du mouvement des Gilets Jaunes lorsque son image est devenue celle des affrontements avec la police, en particulier parce qu’il y a le risque de se faire mal voir par son patron.

Ici, les candidats sont si nombreux que « la « bonne » situation professionnelle d’un salarié n’est pas attribuée à son mérite personnel, parce que les gens du coin connaissent ou supposent les liens préexistants à l’embauche entre le patron et le salarié. En revanche, savoir garder une « bonne place » est un gage de débrouillardise » (p. 35).

Bien souvent, le patron permet de bénéficier d’avantages extra-salariaux, comme utiliser un camion pour son usage personnel et récupérer des matériaux pour bâtir sa maison ou pour travailler au noir. « Il mérite alors le non-comptage des heures supplémentaires ou la non-prise en compte des normes de sécurité au travail » (p. 36).

L’auteur remarque que c’est sans doute parce que les Gilets Jaunes ne s’attaquaient pas au patronat – mais aux taxes et au jeu politique – qu’il ont pu séduire si largement. Plutôt que de faire des études longues, ce qui compte est de trouver un emploi stable et d’y faire ses preuves. C’est au groupe – et non à l’école – de certifier la valeur de chacun. Les figures de réussite font un métier qui « sert à quelque chose ».

L’ouvrier qui commence comme apprenti dans une petite entreprise et obtient peu à peu des responsabilités est très valorisé. Souvent, il construit lui-même sa maison avec l’aide des copains, et peut même acheter des biens de consommation ostentatoires, que ceux qui étudient en ville ne peuvent pas se payer.

Partir c’est prendre le risque d’être oublié et de revenir plus précaire encore. Ceux qui font partie des bons cercles amicaux n’ont rien à prouver, d’autant plus qu’ils ont un emploi, une compagne, et qu’ils restent entourés d’hommes qui eux-mêmes sont sûrs de leur réputation et n’ont pas besoin d’en rajouter. « On vous appelle par votre surnom, on reconnaît vos enfants dans le journal, ce sont vos exploits au football ou à la chasse qui donnent une mémoire à vos actes » (p. 86).

Une distance géographique et sociales

D’une part, les travailleurs passent de plus en plus de temps en voiture pour recoller les morceaux de leurs lieux de vie quotidiens ; du travail aux domiciles des amis, du club de football à l’école des enfants. La conséquence immédiate est que – par la force des choses – ils connaissent de moins en moins leurs voisins.

« Faute d’une quantité suffisante d’emplois dans les environs, certains parcourent près de cent kilomètres par jour, voire plus, pour rejoindre leurs postes d’ouvriers spécialisés dans une fonderie ou pour louer leurs bras à la grande entreprise de bâtiment qui a absorbé les petites entreprises des environs » (p. 134-135).

Dans un des villages enquêtés, l’auteur remarque que la fermeture de l’usine textile – dans les années 1990 – a engendré la fermeture de toutes les structures de loisirs qui existaient à proximité pour les femmes, faute d’encadrantes et de pratiquantes.

« L’activité industrielle démantelée, dans les secteurs des manufactures textiles, des scieries, et ensuite de toutes les petites entités commerciales qui gravitaient autour, offrait à chaque groupe de pairs une forme de cohérence et de stabilité, mais aussi un moyen de cultiver des appartenances communes dont on pouvait se sentir « fier ». On était de tel ou tel village, il y avait des cafés et des bistrots, des associations, une usine à deux pas. Jusqu’à la crise industrielle et la délocalisation progressive de tout ce qui dynamisait ces zones rurales, la vie pouvait se faire à portée de vélo ou de mobylette. Désormais, les jeunes adultes qui restent y vivre passent leur temps dans leur voiture, à parcourir les grands axes routiers au beau milieu des champs de betterave ou de colza. C’est leur propre vie sociale qui se trouve délocalisée, et qui les conduit à aller d’un canton dépeuplé à un autre » (p. 200-201).

D’autre part, l’extérieur à la « bande de potes » est perçu de façon hostile. Il y a chez les ouvriers et les employés ruraux l’idée que les « autres » vont profiter de leur naïveté. Les campagnes en déclin du Grand-Est glissent vers l’extrême droite depuis une trentaine d’années. Le « nous » est associé aux « vrais Français », et les « vrais potes » s’opposent à « eux », qui visent régulièrement les « arabes ». Pour intégrer les groupes d’amis, les jeunes d’origine maghrébine doivent endosser un style de vie conforme, en consommant alcool et cannabis et en ne revendiquant pas d’être musulmans – s’ils le sont -.

Dans un contexte où la conflictualité est quotidienne, alors que les usines et les hôpitaux ferment les uns après les autres, l’extrême droite est l’offre politique identifiée comme la plus réaliste. Il y a cette impression de ne pas compter aux yeux du pays, et de ceux qui le gouvernent.

En 2018, l’irruption soudaine de la ruralité populaire dans le cadre des Gilets Jaunes a engagé un réflexe de contre-attaque chez une partie des classes dominantes. Celles et ceux qui font les comptes chaque mois pour « ne pas être trop longtemps dans le rouge » sont perçus comme des fanatiques de la voiture qui ne se préoccuperaient pas assez de l’avenir de la planète, tout en étant des supposés beaufs racistes et violents, qui étalent leur inculture au grand jour (p. 41).

Par sa finesse d’analyse, l’enquête menée par Benoît Coquard permettra de mieux comprendre – sans les stigmatiser ni les idéaliser – ces hommes et ces femmes qui vivent dans des conditions matérielles difficiles. Elle permettra également de prendre conscience du levier que constitue l’emploi pour faire vivre un territoire et, a contrario, du drame social – surtout pour les plus précaires – que constitue le désengagement de l’Etat et les délocalisations d’usines. Sans doute la France n’avait-elle pas pris conscience de cela dans les années 1990, lorsque les industries ont peu à peu disparu, et sans doute est-ce un des plus grands défis à relever dans les années à venir.

Gabriel ARNAULT

Fondateur de la Gazette du Made in France

Twitter : @gazette_made

 

1 réponse sur “Recension – Ceux qui restent, Faire sa vie dans les campagnes en déclin, de Benoît Coquard

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