En 2018, une proposition de loi introduisant la légalisation de l’avortement en Argentine a été présentée au Parlement. Approuvée de justesse par l’Assemblée nationale, elle a été rejetée par le Sénat, 38 voix « contre », 31 « pour » et 2 abstentions.

            Nouvelle tentative en mai 2019. Pour la huitième fois, une nouvelle proposition a été présentée et rejetée, les rapports de force au sein des Chambres se maintenant à l’identique. Mais, si l’issue des votes reste inchangée, l’écho dans la société argentine ne l’est pas. L’ampleur des manifestations de soutien depuis près de deux ans et la portée de la « vague verte », symbolisée  par le foulard de cette couleur qu’arborent fièrement les personnes mobilisées, sont totalement inédites. Tout poussait donc à croire que le sujet serait sur toutes les lèvres et que cette question deviendrait centrale pour les élections présidentielles du 27 octobre prochain. Mauricio Macri, le président sortant, en grandes difficultés du fait de la situation économique catastrophique du pays, a considérablement durci sa position, espérant gagner les voix des catholiques ultraconservateurs et des évangélistes. Quant au favori des sondages, Alberto Fernández, qui avait déclaré en 2018 être en faveur de la légalisation, il semble avoir changé de position pendant la campagne, estimant qu’il fallait d’abord commencer par la dépénalisation. À l’aube des élections argentines et alors que le pays traverse une grave crise économique et sociale – 35% de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté –, la question de l’avortement a été davantage occultée que prévu dans le débat politique. Cependant, celle-ci est incontestablement devenue un combat fondamental du progressisme. Retour sur cette évolution.

 


 

De la lutte confidentielle à l’espoir d’un continent

 

En Amérique Latine, l’avortement sans restriction n’est autorisé qu’à Cuba (1965), au Guyana (2006), en Uruguay (2012) et dans la ville de Mexico (2007).

 

En Argentine, les associations estiment que 50.000 femmes sont hospitalisées dans les hôpitaux publics chaque année à cause de complications liées à un avortement et que 50 femmes meurent tous les ans des suites des avortements clandestins. Il s’agit ainsi de l’une des premières causes de mortalité maternelle dans le pays. D’après le Ministère de la santé, en 2016, l’avortement illégal constituait 17,5% des 245 morts de femmes enceintes.  Amnesty International évalue à 450.000 le nombre d’avortements qui ont lieu tous les ans en Argentine (soit 1233 par jour).

 

Actuellement, la législation argentine autorise l’avortement dans trois cas seulement : en cas de viol et en cas de risque pour la vie ou la santé de la femme. L’un des axes de bataille des associations est que la santé mentale et la santé sociale (drogues, violences etc.) soient aussi considérées dans le cadre légal actuel. Mais même dans celui-ci, les inégalités d’accès à l’avortement légal sont nombreuses. Ainsi, on constate que d’une province à l’autre ou encore en zone rurale, les difficultés peuvent être plus grandes pour une femme ou une fille d’accéder à l’avortement légal, y compris à cause des obstacles mis en place par les institutions ou les professionnels de santé publique.

 

Si la lutte pour l’avortement est longtemps restée cantonnée à quelques cercles confidentiels, notamment aux femmes travaillant sur les thématiques de santé sexuelle et reproductive, elle est progressivement sortie de ce cadre purement militant pour toucher toute la société. Structurée autour de la Campaña nacional por un aborto legal, seguro y gratuito (campagne nationale pour un avortement légal, sûr et gratuit) – réseau de 500 associations fondé en 2005 -, elle est maintenant devenue l’une des principales luttes pour les droits humains dans le pays.

 

Une triple logique : justice sociale, santé publique et droits humains

 

L’objectif de cette Campagne est d’élaborer des stratégies pour permettre la légalisation de l’avortement, mais aussi de s’assurer que l’accès à celui-ci soit sûr et gratuit. Ce réseau mène aussi des campagnes de plaidoyer afin d’informer et d’éduquer sur la santé sexuelle et reproductive.

Au-delà de la question de la liberté de choix, l’un des arguments largement mis en avant par la Campagne (et étayé par de nombreux rapports de chercheuses et chercheurs spécialistes du sujet) est celui des droits humains. Il s’agit tout d’abord de faire diminuer la mortalité maternelle, problème grave de santé publique dont la non-prévention est considérée par les Nations Unies comme une violation des droits humains des femmes et des filles. Mais l’enjeu est également de combattre les inégalités car les personnes les plus à risques sont les femmes et filles des milieux les plus pauvres, exposées de façon disproportionnée aux pratiques dangereuses. La stratégie de la Campagne est énoncée dans son slogan “Educación sexual para decidir, anticonceptivos para no abortar, aborto legal para no morir” (éducation sexuelle pour décider, contraception pour ne pas avorter, avortement légal pour ne pas mourir). Ainsi, l’un de ses points forts est la demande de programmes d’éducation sexuelle afin de faciliter l’accès à la contraception.

 

Comme l’explique Lucila Szwarc, chercheuse en santé sexuelle et reproductive et activiste de la Campagne, le combat pour la légalisation de l’avortement répond à une triple logique « de justice sociale, de droits humains et de santé publique ». La Campagne essaie donc d’articuler ses actions pour répondre à ces trois objectifs.

 

Catholiques et évangélistes, fortement mobilisés contre l’IVG

 

Pour comprendre les raisons du rejet de la loi, plusieurs facteurs sont à analyser.

 

Tout d’abord, comme sur le reste du continent, il convient de souligner l’importance du fait religieux dans les mœurs et le poids du clergé. La Constitution, dès son article 2, énonce que le gouvernement « soutient le culte catholique apostolique romain ». Dans un pays où plus de 75% de la population se considère catholique, le gouvernement finance ce culte. Par ailleurs, comme c’est aussi le cas dans le reste des pays d’Amérique Latine, les églises évangéliques sont en plein essor (près de 10% de la population). Cela explique aisément la mobilisation des fidèles contre la loi. Mais les menaces d’excommunications exercées à l’encontre des sénateurs indécis ainsi que celles de sanctions électorales lors des prochaines élections constituent également de puissantes raisons au rejet de la loi. En plus de la mobilisation de toute l’Église dans le combat contre l’avortement, le pape François lui-même s’est engagé dans le débat qui secouait son pays d’origine, écrivant une lettre aux catholiques argentins leur demandant de se mobiliser contre l’avortement.

 

Plus surprenant, il faut souligner le peu d’influence du clivage gauche-droite sur la question dans le pays. Ainsi, c’est le gouvernement ultralibéral de Mauricio Macri qui est à l’origine du débat, bien que le président se soit déclaré « en faveur de la vie », donc opposé à l’avortement. Il n’a pour autant pas donné de consignes de vote à ses députés et sénateurs, libres de voter comme ils le souhaitaient. La présidente précédente, Cristina Kirchner, péroniste de gauche n’avait, elle, pas ouvert le débat, se déclarant contre à titre personnel. Elle a cependant beaucoup fait pour d’autres droits sociétaux comme le mariage aux couples de même sexe et permis l’ouverture de nombreux droits aux personnes transgenres, faisant de l’Argentine l’un des pays les plus avancés sur la question. Les gouvernements précédents, dits de gauche, n’ont donc pas porté cette question dans le débat public non plus, se prononçant même contre. C’est d’ailleurs une caractéristique commune de ce que l’on a appelé « la gauche latino-américaine » (excepté en Uruguay), qui n’a peu ou pas porté ces combats au niveau du continent. Les arguments de certains kirchnéristes pour intégrer cette opposition à l’avortement dans une perspective péroniste maintenant des réflexes anti-impérialistes a même été de dire que l’avortement était « une requête du FMI » (!).

 

Les grandes avancées des revendications féministes

Après le vote de 2018, le pouvoir exécutif a proposé un projet de réforme du code pénal qui permettrait de dépénaliser l’avortement, entrainant donc la suppression des peines de prison en cas de pratique de l’avortement. Mais celle-ci resterait clandestine. Il a aussi autorisé la vente en pharmacie du Misoprostol à usage gynécologique, médicament utilisé pour l’avortement médicamenteux, pour que les femmes confrontées à l’un des trois cas légaux puissent avorter.

 

Malgré le rejet de la loi, le mouvement général de mobilisation peut être considéré comme une victoire par la visibilité extraordinaire qui a été donnée à ce sujet, alors qu’il était jusqu’alors peu présent dans le débat public, et peu débattu en dehors des réseaux militants. Ainsi, dans l’un de ses communiqués de presse, la campagne nationale dit considérer avoir « socialement dépénalisé l’avortement ». Lucila Szwarc explique quant à elle qu’au-delà de la victoire que représente l’ampleur de la mobilisation, c’est plus généralement le fait que celle-ci ait traité non seulement de l’avortement mais plus généralement des thématiques de santé publique et des revendications féministes au sens large ce qui constitue une réelle avancée. L’avortement est maintenant un sujet transversal de toutes les autres luttes féministes et en faveur des droits des personnes LGBTQ+. La 34e rencontre nationale des femmes, événement structurant pour les féministes argentines, qui a eu lieu le 12 octobre dernier, en est à ce titre représentatif. Elle a en effet mis au centre de ses revendications la lutte contre la violence sexiste et les droits des minorités notamment autochtones, de pair avec la légalisation de l’avortement. L’autre victoire identifiée est politique : nombre de candidats et candidates aux élections qui auront lieu en octobre 2019 et qui se positionnaient contre ont maintenant pris position en faveur de l’avortement.

 

Aujourd’hui, les réseaux militants parlent de « féminicide d’Etat », accusant l’État argentin d’être responsable de la mort de femmes en ne leur permettant pas l’accès à un avortement sûr. En attendant que la question soit courageusement traitée au niveau politique, le travail des activistes doit se centrer sur la sensibilisation des personnels de santé et sur un travail d’autonomisation afin que les personnes connaissent leurs droits et puissent ainsi les exercer et les défendre. Car, comme l’a dit le député Fernando Solanas à la tribune, « aujourd’hui, ce n’est pas une défaite. Aujourd’hui, c’est un triomphe monumental car les filles sont parvenues à placer dans le débat le sujet d’années de mobilisation. (…) Cette cause ne vit qu’un petit repos. (…) Si ça ne passe pas cette année, nous insisterons l’an prochain et si ce n’est pas l’an prochain, ça sera l’année suivante. Il y aura une loi, contre vent et marée. »

 

Le revers de la médaille, une opposition plus structurée

Le revers de la médaille de cette visibilité gagnée dans le débat public est qu’elle a aussi, à l’inverse, regroupé ses opposants. Lucila Szwarc note ainsi que l’ampleur de la réaction est proportionnelle aux immenses avancées auxquelles sont parvenues les activistes. C’est l’autre enjeu majeur auquel vont devoir faire face les activistes du pays : la réaction contre l’avortement, contre la loi « d’éducation sexuelle intégrale » et plus généralement contre tous les mouvements de revendication des droits liés au genre est aujourd’hui plus forte et structurée qu’elle ne l’était auparavant. En témoigne aussi la violente contre-offensive réactionnaire qui essaime sur l’ensemble du continent Latino-Américain, à l’instar de la victoire de Jair Bolsonaro au Brésil le  octobre dernier. Mais cela oblige d’une certaine manière tous ceux qui se revendiquent progressistes à se positionner en faveur de l’avortement. En témoigne le vote en faveur de la loi de Cristina Kirchner en 2018, devenue sénatrice après avoir été présidente pendant 2 mandats où elle n’avait jamais caché son opposition à l’IVG.

 

Si la lutte pour l’avortement a échoué au niveau juridique et n’a pas pris la place qu’elle aurait pu avoir dans le débat présidentiel, elle a néanmoins remporté une incontestable victoire. Elle a réussi à s’imposer comme une thématique centrale dans le débat public argentin, en convergeant avec d’autres luttes, comme les droits des femmes au sens large ou ceux des personnes LGBTQ+. Sa capacité à avoir placé le débat sur le terrain social et des inégalités économiques est également une franche réussite, montrant de la sorte que le discours féminisme doit s’articuler avec un discours d’égalité sociale.

 

Plus généralement, l’expérience argentine doit servir à montrer en quoi les luttes pour les droits des femmes peuvent souvent relever des luttes sociales. Au-delà de la question du corps et de sa libre disposition, le débat sur l’avortement en Argentine s’est placé sur le terrain de la justice sociale, de la lutte contre les inégalités et les discriminations et pour la santé publique. Des perspectives grâce auxquelles il est possible d’analyser une bonne partie des combats féministes, partout dans le monde.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.