L’Académie royale des sciences de Suède a remis le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en la mémoire d’Alfred Nobel (le prix Nobel d’économie) à trois chercheurs basés aux États-Unis (MIT, Harvard), spécialistes de l’économie du développement et de la lutte contre la pauvreté : Abhijit Banerjee, Esther Duflo et Michael Kremer. Ce prix récompense une femme pour la deuxième fois, la plus jeune Nobel d’économie, et consacre l’évolution du comité Nobel vers une approche de l’économie plus pragmatique et moins “hors-sol.


Au-delà de ces considérations, ce Nobel illustre à notre avis deux tendances: tout d’abord l’évolution franche du débat en économie illustrée par les bouleversements que connaît la situation macroéconomique globale[1] ; ensuite, la manière dont une génération d’économistes dominants a eu tort sur ses constats et ses recommandations (voir les ouvrages de B. Milanovic[2], B. Applebaum[3] et D. Blanchflower[4]). Dans ce cadre, une nouvelle génération d’économistes prend la mesure de ces évolutions, revoit les fondements comme les pratiques du métier d’économiste et impose de nouveaux sujets (concurrence, pauvreté, syndicalisme, environnement, croissance, bien-être, évasion fiscale, genre[5]). Ils proviennent pour la plupart de l’univers anglo-saxon et notamment certaines universités ou laboratoires comme l’Université de Californie-Berkeley, Institute for New Economic Thinking, Center on Budget and Policy Priorities, Resolution Foundation, etc. Les nouveaux récipiendaires du prix Nobel préfigurent cette nouvelle génération en mettant au point de nouvelles méthodes efficaces de lutte contre la pauvreté.

 

Les récipiendaires du prix Nobel – chercheurs du laboratoire JPAL (MIT) – adoptent en effet une approche microéconomique du développement, privilégiant les expérimentations locales pour déterminer l’effectivité de l’intervention publique. Ainsi, plutôt que de larges programmes d’aides, décidées « d’en haut », il s’agit de tester des interventions de différentes natures avant de les généraliser (eg, rendre la blouse obligatoire dans les écoles kenyanes, offrir des lentilles en guise d’incitation à chaque vaccination dans certains villages indiens, introduire des quotas de femmes dans les élections locales, tester la pertinence de produits d’épargne pour que les fermiers du Sahel puissent augmenter leur revenu, définir le bon niveau d’apprentissage des compétences en Inde et en Afrique, distribuer des moustiquaires imprégnées gratuites anti-paludisme, etc.).

 

Et cela marche ! La méthode de l’évaluation aléatoire, « bottom-up »[6] a permis de renforcer la qualité des dispositifs et d’allouer de manière plus pertinente les ressources financières associées, améliorant l’accès aux soins, à l’école et au développement économique pour de nombreuses populations pauvres.

 

Illustration par le comité Nobel de la méthode expérimentale en matière d’économie du développement et des résultats des incitations pour augmenter le taux de vaccination

 

Ce prix Nobel poursuit donc l’évolution du Nobel d’économie qui n’est désormais plus uniquement attribué à des économistes néoclassiques ou financiers, notamment depuis la crise, et cela de manière croissante depuis 3 ans. Le comité a en effet décerné son prix à un spécialiste de l’économie comportementale (R. Thaler en 2017) puis à des économistes spécialistes de l’impact du changement climatique sur la croissance (W. Nordhaus et P. Romer en 2018) avant de nommer E. Duflo, A. Banerjee et M. Kremer pour leur contribution à l’économie du développement. Auparavant, quelques exemples avaient marqué les esprits, notamment en2015 avec la nomination d’A. Deaton, spécialiste de la pauvreté et du bien-être, mais aussi P. Krugman (2008) pour ses travaux sur le commerce international ou encore A. Sen en 1998 pour sa contribution à l’économie du bien-être. Si des domaines comme la lutte contre les inégalités ou l’évasion fiscale n’ont reçu que peu d’attention, ils pourraient en recevoir dans le futur, valorisant les travaux de MM. Piketty, Saez ou Zucman.

 

On assiste ici à une transformation profonde de ce qu’est l’économie dite « mainstream », telle que « validée » par le comité Nobel:

 

plus pragmatique (au sens de moins doctrinale, comme l’était l’approche Friedmanienne et la croyance dans “le tout marché”) ;

plus expérimentale (loin des vulgaires hypothèses de pseudo « bon sens » de la courbe de Laffer sur le « trop d’impôt tue l’impôt » ou de la théorie du ruissellement, croyance vaudou très en vogue chez les députés LREM) ;

– et plus discrétionnaire[7], privilégiant l’intervention publique à bon escient (notamment l’utilisation de la politique budgétaire en cas de croissance faible comme le suggèrent les récents travaux de MM. Blanchard et Summers) ;

 

Cette révolution de l’économie mainstream qui rejette les postulats d’efficience du marché (dite également « d’économie shampoing » : des bulles, rincées par les banques centrales, répétées fréquemment), et qui intègre les problématiques sociales et environnementales, reflète de plus en plus les évolutions de la situation macroéconomique actuelle. Celles-ci, comme une note Hémisphère gauche le détaillera prochainement, bouleversent notre cadre de pensée traditionnelle : stagnation séculaire, taux d’intérêts négatifs et absence de risque sur la dette publique, équilibre de sous-emploi et inflation faiblissime.

 

Partant, cette mutation, basée sur les faits, analysée par une brillante génération d’économistes, désormais consacrée par le FMI ou le comité Nobel, invite les élites françaises à mettre à jour leur logiciel de pensée en la matière: que ce soit la presse (de surcroît quand Jean-Michel Apathie donne des leçons d’économie ou quand Philippe Dessertine prétend avoir une quelconque expertise dans “C dans l’air”), le gouvernement (dont le logiciel de pensée a 30 ans de retard sur le débat économique américain et international, voire fait résonner les années 1980), ou la gauche (dont la mue est en cours, mais parfaitement inaudible).


[1] Une note Hémipshère Gauche à venir sur ce sujet
[2] B. Milanovic, Capitalism, alone, 2019
[3] B. Applebaum, The economists hour, 2019
[4] D. Blanchflower, Where have all the good jobs gone ?, 2019
[5] https://www.vox.com/policy-and-politics/2019/9/13/20862607/economics-inequality-deregulation-wealth-taxes-policy
[6] Qui part du bas, du terrain, pour ensuite être généralisable, à l’image des différents tests sur le schéma ci-dessous entre des villages de tests et des villages dits de contrôle.
[7] Voire plus fonctionnelle au sens d’une conception purement utilitariste des outils de politique économique, hors du cadre habituellement imposé, à l’image de la radicalité de la théorie moderne de la monnaie (MMT).

1 réponse sur “Le Prix Nobel d’économie décerné à E. Duflo : quelles conclusions en tirer ?

  1. Merci pour ces articles
    Vous êtes là pensée de demain et je souhaite ardemment que la presse sorte elle aussi de ses « mainstream «  traditionnels pour reléguer rapidement les solutions que vous saurez apporter après avoir posé les vrai problèmes de ce monde .
    Bon courage, ce sera rude mais je ne doute pas de belles avancées grâce au vivier de cerveaux bien faits que recèle HG
    Amitiés à l’équipe

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