Bilan des élections législatives en Espagne : Pedro Sánchez sauve la mise mais doit composer avec un paysage politique fragmenté

 

PHOTO – AFP – LLUIS GENE

Après les élections législatives espagnoles du 23 juillet dernier, une nouvelle législature chargée d’incertitudes s’ouvre en Espagne. Si les scénarii les plus pessimistes pour la gauche – tels qu’ils étaient prévus par les instituts de sondages – ne se sont finalement pas réalisés, il reste que la réédition d’un gouvernement présidé par le chef des socialistes, Pedro Sánchez, obligera ce dernier à déployer des trésors de négociation. Et, au-delà de son investiture, la mise en oeuvre de son agenda législatif devra l’amener à trouver des accords au cas par cas avec au moins cinq formations politiques différentes afin d’atteindre une majorité supérieure à la somme des sièges détenus par les deux partis de la droite nationale (Parti populaire ou PP et Vox). Bref, les prochaines semaines s’annoncent décisives pour déterminer si cette XVe législature pourra débuter ou si le blocage politique condamne le pays à de nouvelles élections en janvier 2024.

Nous présenterons d’abord le contexte dans lequel s’est déroulée la campagne électorale. Ensuite, nous examinerons les résultats dont ces élections ont accouché et analyserons, enfin, les chances pour que soit reconduit un gouvernement progressiste dans la 4ème économie de la zone euro, qui assure, par ailleurs, la présidence du conseil de l’UE jusqu’à la fin de l’année. 

Convoquées par le président Sánchez au lendemain des élections régionales et municipales du 28 mai, les élections du 23 juillet dernier devaient sceller, selon les sondages, la fin d’un cycle politique initié en 2018. En juin de cette année-là, une motion de censure permit à Sánchez d’accéder à la présidence du gouvernement. Contre toute attente, cet homme, qui avait dû se battre contre la direction de son propre parti pour en récupérer le leadership, était parvenu à prendre la tête d’une coalition bigarrée pour renverser le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy. Les premiers jalons du mythe du survivant politique étaient alors posés. L’année suivante, en 2019, le PSOE remporta 120 sièges aux élections législatives de novembre et Sánchez parvint à réaliser un nouvel exploit : la formation du premier gouvernement de coalition entre plusieurs partis de gauche depuis les années 1930. C’est ainsi que, huit ans après le surgissement du mouvement des Indignés et cinq ans après la création de Podemos, le PSOE fut en mesure de nouer une relation de confiance réciproque avec ce parti, conçu pour le remplacer. Ce gouvernement de coalition dut également obtenir le soutien parlementaire des deux principaux partis de gauche indépendantiste (ERC, catalan et EH-Bildu, basque), ce qui braqua définitivement l’électorat conservateur, voire une partie de l’électorat socialiste. Pour rappel, Manuel Valls fit le (mauvais) pari, lorsqu’il s’aventura sur la scène politique espagnole, d’épouser un discours extrêmement ferme sur le plan de la défense de l’unité nationale. L’ancien Premier ministre français prétendait ainsi récupérer une partie des électeurs historiques du PSOE qui n’approuvaient pas la mansuétude de leur premier secrétaire avec des individus affrontant un procès pour sédition et détournement de fonds publics. Partant, la mise sur pied de cette majorité composite (PSOE, Podemos et leurs alliés de circonstance) constitua un repoussoir pour la droite, qui y voyait une chimère monstrueuse, le « gouvernement Frankenstein », mariage de la carpe socialo-communiste avec le lapin indépendantiste. Parallèlement, la montée de Vox, excision radicale du PP, poussa ce dernier à faire siennes certaines prises de position de son concurrent. Comme en France, la force de propulsion idéologique et médiatique de la droite se déplaça vers son extrême. Ainsi, malgré les résultats satisfaisants sur le plan économique dans un environnement particulièrement difficile, le gouvernement fit l’objet d’une opposition virulente depuis sa constitution en janvier 2020. L’année 2023 se présentait, de ce point de vue, comme une année extrêmement importante car devaient d’abord se tenir, en mai, des élections municipales et régionales puis, en novembre, des élections législatives nationales. 

Les premières furent mauvaises pour la gauche nationale. Concernant les élections municipales, le PSOE perdit 400.000 voix (1,28 %) cependant que le PP en gagnait près de 2 millions (9%) et que Vox confirmait sa croissance. Mais ce fut le flanc gauche du PSOE qui souffrit le plus. En effet, cet espace demeure peuplé par un nombre important de formations politiques, dont certaines entretiennent des rapports tendus avec Podemos. La mauvaise gestion de ces tensions, combinée avec une campagne agressive et parfois injurieuse de la droite, porta un coup fatal au bloc de gauche. Celui-ci perdit une bonne partie de son pouvoir territorial, ce qui a des implications considérables dans un pays à la structure interne hautement décentralisée. Face à une telle débâcle, la gauche devait passer à l’offensive. 

Pedro Sánchez prit donc la décision de dissoudre le Congrès des députés et de convoquer les élections législatives de manière anticipée. Ce mouvement était dirigé à la fois vers l’intérieur (il s’agissait de tuer dans l’oeuf les amorces de contestation) et vers l’extérieur : en avançant les élections au mois de juillet, il faisait coïncider la campagne avec les négociations entre PP et Vox en vue de former les nouveaux exécutifs locaux. Ce télescopage devait permettre d’insister sur le caractère concret et immédiat du danger que représente l’arrivée de l’extrême-droite au pouvoir. Pour sa part, le flanc gauche du PSOE s’organisa pour conjurer le spectre de la division. Des négociations s’engagèrent entre Podemos, meurtri par le résultats des élections municipales et régionales, et un parti de création récente, Sumar. Comme son nom l’indique, la finalité de ce dernier était de « faire la somme » des différentes chapelles d’un espace politique à la fois fragmenté et dépourvu d’une vision stratégique commune. Comme souvent, l’union se fit dans l’urgence, pour affronter un péril existentiel. Cela étant, elle s’avère, au moins, avoir été payante.

En effet, les élections du 23 juillet ont accouché de résultats surprenants à bien des égards. Le Parti populaire obtint la victoire escomptée, mais ce fut une victoire aigre-douce. Tout d’abord, elle s’avéra moins écrasante que prévu. Crédité par les sondages d’entre 135 et 150 sièges, le PP n’en obtint finalement que 137, se situant donc dans la fourchette basse. Pis encore, la somme de ses sièges avec ceux obtenus par Vox (33, soit une perte de 19 sièges) ne permettent pas d’asseoir la coalition tant attendue ou tant redoutée de la droite et de l’extrême-droite. Cela est surtout dû à la chute spectaculaire de Vox, dont la tendance haussière s’est vue stoppée drastiquement.

Ensuite, il semble que la gauche soit parvenue à vaincre le défaitisme issu de la défaite du 28 mai et à mobiliser son électorat, ce dont peut témoigner, par exemple, la hausse de la participation de près de 7 points en comparaison avec les élections municipales du 28 mai. Mais ces résultats apparaissent comme le pari réussi d’un homme : Pedro Sánchez. Son audace a été à nouveau payante. Ayant pris au dépourvu ses adversaires comme ses alliés, le socialiste a ensuite conduit une campagne équilibrée, à la fois défensive – car son bilan méritait d’être assumé – et offensive – concentrant ses coups sur la droite et l’extrême-droite. Cela a permis à Yolanda Díaz, la ministre du travail issue de Izquierda Unida et promotrice de Sumar, d’amortir la chute de son espace politique. Sa nouvelle marque électorale a obtenu 31 sièges, soit 7 sièges de moins que l’ensemble des différentes formations politiques à la gauche du PSOE en 2019. 

Cependant, si la gauche a bien « sauvé les meubles », il n’en demeure pas moins qu’elle est, tout comme la droite, hors d’état de pouvoir constituer une majorité par elle-même. Comme en 2019, le nouvel état des forces au Parlement complique la gouvernabilité du pays. En effet, Pedro Sánchez devra donner des gages aux partis indépendantistes basque (EH-Bildu, 6 sièges) et catalans (Esquerra republicana et Junts, 7 sièges chacun) s’il souhaite agréger une majorité autour de sa personne. Par ailleurs, il devra également sécuriser les voix des 6 députés du PNV (Parti nationaliste basque), qui se trouve en concurrence directe avec EH-Bildu. Sa situation n’est donc pas enviable mais elle est sans doute plus attrayante que celle du leader du PP, Alberto Núñez Feijóo. En pensant que la gauche pourrait s’effondrer par la seule force d’un changement de cycle dont les résultats du 28 mai représentaient les prémisses, ce dernier a mal calibré sa campagne, affichant une proximité trop décomplexée avec Vox. Or cette formation politique s’est révélée être toxique. Après avoir été proposé par le roi, M. Núñez Feijóo doit à présent rechercher une majorité de soutiens (176 députés) pour être investi par le Congrès des députés. A un mois du premier débat d’investiture, fixé les 26 et 27 septembre, le candidat Núñez Feijóo doit réussir un grand écart : parler aux partis politiques nationalistes tout en conservant le soutien de Vox, grand contempteur de l’Etat des autonomies. S’il n’y parvient pas, le roi pourra alors, dans les deux mois suivants, proposer à Sánchez de se présenter à son tour. 

Pour le moment, le PSOE est parvenu à faire élire sa candidate à la présidence du Congrès des députés. Il s’agit de Francina Armengol, députée des Îles Baléares et ancienne présidente de cette Communauté autonome. Le plus intéressant est que Mme Armengol obtint le soutien de Junts, le parti qui représente une partie du noyau dur indépendantiste, dont le président demeure Carles Puigdemont, ancien président de la Catalogne exilé en Belgique pour fuir la justice espagnole. D’aucun ont interprété ce premier accord avec Junts comme le présage d’un accord d’investiture. La clé de l’accord semble avoir été l’obtention par Junts d’un engagement de la part du PSOE en faveur des langues co-officielles (le basque, le catalan et le galicien). En ce sens, Francina Armengol a défendu, en tant que présidente fraîchement élue de la chambre basse, l’usage des langues régionales dans l’hémicycle et, parallèlement, le ministre des affaires étrangères, José Manuel Albares, a proposé au Conseil de l’Union européenne que ces trois langues deviennent des langues officielles de l’Union.

Ces éléments mettent en exergue des fractures qui traversent la politique espagnole (fractures idéologiques et fractures territoriales). Avec la consolidation de Vox comme allié encombrant du Parti populaire, la gauche semble être la seule à même d’obtenir le soutien des partis régionalistes et indépendantistes. Elle s’engage ce faisant dans une voie jalonnée de paradoxes et prend le risque d’exacerber son éloignement vis-à-vis d’un électorat de gauche peu sensible, voire réticent, à la rhétorique indépendantiste. 

 

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