Par Guillermo Arenas
Lorsque Pedro Sánchez accéda à la présidence du gouvernement espagnol à la suite d’une motion de censure inopinée et en comptant sur le soutien sans contreparties d’un ensemble hétérogène de formations politiques, la droite nationale cria immédiatement au désastre.
Le dirigeant du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), docteur en économie, fut dépeint comme un opportuniste, idéologiquement invertébré, incapable de maîtriser les forces politiques qui l’avaient porté au pouvoir. Son futur gouvernement serait un monstre de Frankenstein, une chimère dotée des griffes du souverainisme catalan et du souffle de feu du populisme plébéien de Podemos. La stabilité financière et la croissance économique durement conquises par le Parti populaire (PP) seraient ainsi réduites en cendres et l’unité de la nation espagnole courrait le risque d’être fatalement déchirée. Un coup d’œil aux Unes et aux éditos des journaux les plus influents (ABC, El Mundo ou El País) entre le 29 et le 31 mai donne un aperçu des dangers que Pedro Sánchez faisait encourir à l’Espagne.
Mais, aujourd’hui, dix jours après l’adoption de la motion de censure, ce discours apocalyptique a été tourné en ridicule. Le nouveau chef de gouvernement a, depuis son arrivée au pouvoir le 1er juin, habilement communiqué au compte-goutes, un par un, le nom des membres de son exécutif, faisant durer une séquence médiatique qui l’a placé au cœur de l’actualité. A chaque annonce, la réaction générale fut nettement positive, comme en témoignent, dès le 5 juin, les Unes et les éditos des journaux les plus influents…
En effet, Pedro Sánchez a composé son gouvernement avec une majorité de femmes (11 sur 17 ministres au total) et, dans l’ensemble, des personnes très expérimentées dans leur domaine.
Tout d’abord, la présence de davantage de femmes que d’hommes est, déjà, en soi, une nouveauté. Ceci est d’autant plus vrai que certains des portefeuilles ministériels les plus prestigieux sont occupés par des femmes. A titre d’exemple, le ministère de l’économie, celui du Budget, celui de la Défense ou le ministère de la Justice sont occupés par des femmes.
Ensuite, si l’on regarde de plus près la composition de l’exécutif, un autre élément saute aux yeux: la totale liberté avec laquelle Pedro Sánchez a été capable de mettre sur pied son équipe. Contrairement à ses prédécesseurs, Sánchez n’a pas du se plier à d’improbables contorsions pour sauvegarder les équilibres territoriaux et idéologiques qui conditionnent traditionnellement le choix des chefs de gouvernement espagnols. Après avoir été poussé à la démission comme Secrétaire général du PSOE par sa propre direction, il ne s’est pas non plus senti redevable d’un grand nombre de personnes, bien au contraire.
Ainsi, certains membres de son gouvernement ne sont pas des militants socialistes, et il s’agit même de personnes que l’on aurait pu, a priori, classer à droite.
C’est le cas de Nadia Calviño, ancienne directrice du budget à la Commission européenne nommée ministre de l’Economie. Elle a de bonnes relations avec Alberto Nuñez Feijoó, président de la Galice et poids lourd du Parti populaire, pressenti pour succéder à Mariano Rajoy à la tête du parti. Elle fut également courtisée par Ciudadanos, parti libéral-populiste qui tâche, depuis sa fondation, de prendre la place du PP.
C’est surtout le cas de Fernando Grande-Marlaska, ancien magistrat à l’Audiencia nacional, réputé proche du Parti populaire. En effet, ce dernier lui accorda son soutien pour briguer une place au sein du Consejo General del Poder Judicial, l’équivalent espagnol du Conseil national de la magistrature, en 2012. Par ailleurs, son action dans la lutte contre la gauche radicale basque proche de l’ETA en fait une “bête noire” de toute une partie des soutiens de Pedro Sánchez lors de la motion de censure.
Partant, les dirigeants de premier plan du PSOE sont presque inexistants dans ce premier gouvernement Sánchez[1]. On ne retrouve que deux fidèles compagnons de route de Sánchez lors de sa traversée du désert entre octobre 2016 et mai 2017. Il s’agit de Margarita Robles, ministre de la Défense, et de José Luis Abalos, ministre de l’Equipement. Tous deux voient ainsi récompensée leur loyauté à l’égard de Pedro Sánchez. On peut ajouter dans cette catégorie le ministre des Affaires étrangères, Josep Borrell, ancien ministre des Travaux publics et des Transports avec Felipe González, entre 1991 et 1996. Après une carrière remarquable dans les institutions européennes comme député européen puis président du Parlement européen, Borrell est, à 71 ans, un éléphant du PSOE, dont les prises de position très dures à l’égard du mouvement indépendantiste catalan devront être conciliées avec la volonté de Sánchez d’ouvrir le dialogue.
Cependant, le chef de gouvernement socialiste a également voulu faire monter des élus de second rang, sans expérience nationale mais ayant fait leurs preuves à l’échelle régionale. Par exemple, la ministre des Finances est Maria Jesús Montero, était la conseillère des finances du gouvernement andalou depuis 2013. A cet égard, elle est proche de la présidente andalouse, Susana Díaz, grande rivale de Pedro Sánchez au sein du parti, sans être une “susanista” convaincue pour autant. D’ailleurs, il est significatif que Sánchez l’ait contactée sans passer par sa “patronne” en Andalousie, en dépouillant de la sorte son ennemie interne d’un rouage important de son exécutif régional. De même, Carmen Montón fut conseillère de Santé au sein du gouvernement de la Communauté autonome de Valence. Elle est surtout connue pour un fait d’armes en particulier: la récupération dans le giron public de la gestion de l’hôpital de La Ribera, un établissement emblématique car il fut, sous l’impulsion du PP, le premier hôpital public géré par le privé.
Enfin, des élus locaux ou nationaux sans expérience de gestion complètent le cabinet Sánchez. On pense à María Reyes Maroto, simple élue à l’Assemblée régionale de Madrid bombardée ministre de l’Industrie, du Commerce et du Tourisme ou à Meritxell Batet, députée nationale nommée ministre de Politique Territoriale et de la Fonction publique. Cette dernière s’était déjà distinguée en février 2013, lorsqu’elle rompit la discipline de vote du groupe socialiste au Congrès des députés (la chambre basse du Parlement espagnol) en votant pour une initiative législative visant à autoriser l’organisation d’un référendum en Catalogne. A l’époque, le parti l’avait condamné à verser une amende de 600 euros. Aujourd’hui, Pedro Sánchez la nomme ministre. Professeur de droit public à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone, elle est particulièrement attendue en Catalogne, où elle aura l’immense défi de sortir le gouvernement espagnol de l’impasse dans laquelle le PP l’avait enfermé.
Finalement, il convient de mentionner le recrutement le plus médiatique de ce gouvernement: l’astronaute Pedro Duque, nommé ministre de la Science. Il s’agit d’une magnifique prise pour Sánchez, qui recrute un homme extrêmement compétent, n’ayant jamais milité politiquement et jouissant d’une grande popularité parmi les Espagnols.
Ainsi, une semaine après la motion de censure qui fit enfin tomber le gouvernement très affaibli de Mariano Rajoy, Pedro Sánchez a pu mettre sur pied un cabinet très impressionnant sur le papier. A lui maintenant de gouverner dans des conditions politiques très difficiles, avec un soutien parlementaire variable[2] et la crise institutionnelle en Catalogne toujours irrésolue. Il a déjà commencé à recevoir les attaques de Podemos, qui doute de l’engagement de l’exécutif à gauche, à la lumière notamment des nominations de Josep Borrell et de Grande-Marlaska, et le Parti populaire ne lui fera aucun cadeau.
Quoi qu’il en soit, il semble que ce cabinet ait été conçu pour épuiser la législature et pouvoir repositionner le PSOE comme un parti de gouvernement. Pour l’instant, Pedro Sánchez ne veut aucunement s’engager sur un délai quelconque concernant la convocation de nouvelles élections. Sera t-il capable de tenir encore deux ans sans pouvoir faire adopter de lois marquantes, voire sans souffrir lui-même une nouvelle motion de censure ? Pourra t-il faire re-décoller le PSOE face à la fougue de Ciudadanos dans les sondages et à la consolidation de Podemos dans une gauche qu’il semble délaisser ?
[1] Guillermo Fernández Vara, président d’Estrémadure, fut le seul baron du PSOE contacté par Sánchez et il refusa de rejoindre son cabinet.
[2] Le PSOE ne détient que 84 sièges sur 350 au Congrès des députés.