Par Guillermo Arenas

Dans sa pièce de théâtre Luces de Bohemia, qui inaugura le singulier registre littéraire connu sous le nom d’”esperpento”, l’écrivain Ramón María del Valle-Inclán qualifia le palais de la Moncloa, domicile du chef de gouvernement espagnol, d”unique recoin français dans ce désert madrilène ”. Près d’un siècle après, le siège du pouvoir gouvernemental espagnol se retrouve un point commun avec le palais de l’Elysée. Les deux lieux ont récemment vu leur locataire partir de ma-nière abrupte après une importante recomposition des équilibres politiques nationaux.

L’Espagne vient, en effet, de traverser une séquence politique historique, chargée d’évènements qu’on ne peut qualifier qu’à l’aide de superlatifs.

Vendredi 1er juin, le Congrès des députés (la chambre basse du Parlement espagnol) a adopté la première motion de censure depuis le retour de la démocratie en 1978 . C’est l’ultime estocade pour le Parti populaire (PP), qui a vécu, en quelques semaines, la période la plus compliquée de son histoire.

Après la démission obtenue au forceps de Cristina Cifuentes l’ancienne présidente de la Communauté autonome de Madrid le 25 avril , l’Audiencia nacional a rendu public le 24 mai sa première décision concernant la plus vaste affaire de corruption politique jamais jugée depuis 1978. Onze ans après les premières révélations sur les agissements de dirigeants nationaux du PP et après plus de 7 ans d’instruction, le Parti populaire est condamné civilement pour avoir profité d’un système de comptabilité parallèle mis en place au moins depuis 1999. L’ancien trésorier, Luis Bárcenas, devra purger une peine de 33 ans et 4 mois de prison ferme.

Par ailleurs, les déclarations de Mariano Rajoy devant l’Audiencia nacional sous le statut de témoin ont été considérées par le tribunal comme “insuffisamment vraisemblables”. Personne n’avait anticipé une décision d’une telle fermeté et si lourde de conséquences pour le PP et ses principaux dirigeants. Plus singulièrement, personne ne pensait que la parole du chef de gouvernement serait remise en question de manière aussi explicite.

Or, si le catalyseur de la motion de censure fut bien cette condamnation du PP pour des faits de corruption, le parti conservateur se trouvait déjà, depuis plusieurs mois, dans une situation de fragilité. Il avait en effet perdu, lors des élections législatives de 2015 puis de 2016, la majorité absolue qu’il détenait depuis 2011.

Partant, Mariano Rajoy ne put être investi chef de gouvernement après les élections du 26 juin 2016 qu’avec les voix des députés de Ciudadanos (Cs) et l’abstention du Parti socialiste ou-vrier espagnol (PSOE). Or d’une majorité parlementaire affaiblie ne pouvait que naître un exécutif sans ambition. Ainsi, M. Rajoy engagea cette seconde législature avec un gouvernement resserré (13 ministres), composé de deux poids lourds politiques (Cristóbal Montoro et María Dolores de Cospedal), une conseillère expérimentée (Soraya Saénz de Santamaría) et dix ministres jouant un rôle politique nul et se comportant davantage comme des directeurs d’administration centrale.

À partir de 2016, les plus grands succès de Mariano Rajoy sur le plan législatif se résument à l’expression minimale de l’action gouvernementale dans un régime parlementaire moderne: rédiger et faire adopter le budget de l’Etat. Ceci put être réalisé avec le soutien indéfectible des 32 députés de Cs et, en 2016 comme en 2018, du Parti nationaliste basque (PNV dans son acronyme espagnol) .

L’adoption de la loi de finances de 2018 fut considérée par le gouvernement comme une victoire politique majeure, devant lui assurer une fin de législature apaisée. C’était le 23 mai, la veille de la publication de l’arrêt de l’Audiencia nacional qui aboutit, une semaine après, au vote de la motion de censure.

Comment expliquer cette situation tout à fait inattendue ? Comment comprendre qu’avec seulement 84 députés sur 350 et alors que les plaies de son XXXIX Congrès fédéral demeuraient visibles, le PSOE ait pu accéder au gouvernement ?

Cela fut possible car la situation de faiblesse du PP, et son incapacité à réagir, précipita une recomposition des équilibres politiques au sein de la chambre basse. En quelques semaines, une nouvelle majorité qui ne partage rien d’autre que le rejet, parfois viscéral, du Parti populaire, se fit jour.

La clé du succès de cette motion de censure est double.
D’une part, il témoigne de l’habilité et du flair de Pedro Sánchez, secrétaire général du PSOE qui a su parfaitement tirer profit du sentiment “dégagiste” à l’égard de Mariano Rajoy. D’autre part, la censure n’aurait pas pu être adoptée sans la décision finale du PNV de la soutenir avec les voix de ses 5 députés. Ce furent eux, in fine, qui permirent que la balance s’incline du côté du rejet de Mariano Rajoy et du PP. D’ailleurs, le sort de la motion de censure déposée par les socialistes au Congrès des députés ne fut pas scellé jusqu’à la veille de son adoption, lorsque le Parti nationaliste basque accepta de la soutenir.

En ce qui concerne Pedro Sánchez, il s’agit d’un homme dont le parcours politique récent est digne d’un roman d’aventures. Inconnu de la plupart des Espagnols avant son arrivée à la tête du parti en juillet 2014, il prend la lourde responsabilité de reconstruire un espace pour le PSOE à l’aune de deux circonstances adverses: le bilan catastrophique de Rodríguez Zapatero et la montée en puissance de Podemos, fondé en mars 2014. Après les élections législatives de décembre 2015 , il tâche de construire une majorité parlementaire qui lui permette d’être investi chef du gouverne-ment, mais il échoue. Il ne parvient pas à convaincre Podemos d’adhérer à son pacte de gouverne-ment avec Ciudadanos et ce rendez-vous raté des deux gauches comptera pour beaucoup lorsqu’il s’agira de se mettre d’accord pour censurer le gouvernement de Mariano Rajoy.

L’échec de Sánchez provoque la tenue de nouvelles élections en juin 2016 et laisse la voie ouverte à Rajoy pour tenter d’être reconduit, malgré l’opposition viscérale dont il fait l’objet à gauche. Or, pour obtenir la confiance de la majorité parlementaire, Rajoy a besoin du soutien ou, en deuxième votation, de l’abstention, du PSOE. Pedro Sánchez refuse de s’abstenir et la crainte d’un prolongement du blocage institutionnel s’installe. Finalement, le PSOE cède à la pression des son-dages d’opinion qui pronostiquent une nouvelle déconfiture électorale et décide de s’abstenir. Dans la foulée, et pour en rajouter à la crise interne du PSOE, Pedro Sánchez est poussé à la démission par les membres de son propre exécutif en octobre 2016. Ce coup d’Etat orchestré par le secteur le plus conservateur du parti parait mettre fin à sa carrière politique. Cependant, après avoir parcouru l’Espagne à la recherche de soutiens auprès des militants de base, il gagne à nouveau les primaires de son parti en mai 2017, alors que les dirigeants historiques soutiennent son adversaire, Susana Díaz, issue de la puissante fédération andalouse. Il suffit alors d’un an à Pedro Sánchez pour arriver à La Moncloa et faire taire la dissidence interne de son parti. D’ailleurs, après cet épisode, le capital de légitimité qu’il obtient en remportant la motion de censure lui donne une grande liberté à l’heure de composer son premier gouvernement. Sa détermination et sa confiance en soi ont désarçonné ses rivaux internes et externes, ce qui lui permet de commencer son séjour à La Moncloa dans des con-ditions relativement confortables, malgré le faible effectif de son groupe parlementaire.

Si Sánchez a pu réussir ce tour de force c’est surtout car il a su attendre, se maintenir à la tête du PSOE et exploiter magistralement, au bon moment, la répulsion généralisée qu’inspire le PP. Il a ainsi pu mettre sur pied la majorité parlementaire qui lui avait fait défaut en 2015-2016. Certaines formations politiques, comme Podemos et ses associés, ont tiré les conclusions de cette séquence qui a permis à Rajoy de demeurer à la tête de l’exécutif par défaut. Podemos ne pouvait pas laisser passer une nouvelle occasion pour déloger le PP sans perdre une parti considérable de son capital politique. Il devait se comporter comme une force politique constructive et capable d’assumer des responsabilités. Par ailleurs, l’occasion était trop belle de laisser Ciudadanos face à l’incohérence de promouvoir une rénovation de la vie publique d’un côté et, de l’autre, voter seul avec le PP contre la motion de censure.

Se dessine par conséquent un nouveau paysage politique au sein du Congrès des députés. La majorité de circonstance qui permit à Mariano Rajoy de demeurer à la tête du gouvernement n’est plus. Cependant, la majorité qui permit à Pedro Sánchez de prendre sa place présente une grande hétérogénéité. Elle agglutine Podemos, Bildu (extrême-gauche indépendantiste basque), PdeCat, ERC (indépendantisme catalan), PNV (nationalisme basque modéré et bourgeois), Compromís (gauche municipaliste et écologiste) et PSOE. Autant dire que, au vu des dynamiques qui sous-tendent la vie politique espagnole, la cohérence et la stabilité d’un tel ensemble sont loin d’être as-surées pour la suite de la législature, qui devrait se terminer en juin 2020. Podemos, qui sort tout juste d’une crise de leadership, devra se montrer constructif et ouvert au dialogue afin d’effacer l’image de parti anti-système et irresponsable qui le poursuit depuis sa création. Cependant, le sou-tien inconditionné qu’il a offert à Pedro Sánchez ne peut l’amener à s’effacer au risque de devenir inaudible face au gouvernement socialiste. Son unité interne vis-à-vis de l’extérieur sera sans doute mise à dure épreuve au regard des importantes divisions idéologiques qui le parcourent. Pablo Iglesias devra veiller à incarner une opposition constructive mais ferme et audible, qui puisse rendre visible les différentes sensibilités traversant son parti sans, pour autant, donner une image trop in-cohérente et fragmentée.

Quoi qu’il en soit, l’explosion de la majorité qui soutenait le gouvernement du PP est un fait majeur, qui met Ciudadanos au défi de se repositionner par rapport au parti conservateur et au PSOE. S’ouvre, pour le PP, une période compliquée. Il devra à la fois désigner un nouveau dirigeant de manière ordonnée et pacifique et se réinventer idéologiquement s’il veut survivre à la forte poussée de Ciudadanos.

Plus largement, il est possible de noter que la recomposition de l’espace politique espagnol rejoint une dynamique également observable en France. La chute du PSOE et la perte fulgurante de légitimité du parti hégémonique à droite pour des faits de corruption ont permis, dans les deux pays, l’émergence et la consolidation d’une option libéral-populiste qui se prétend “ni de gauche ni de droite”. De même, les effets dévastateurs de la crise économique ont donné un nouveau souffle à la gauche radicale, qui articule depuis le début des années 2000 diverses formes d’action collective transnationale et est parvenue à s’organiser autour de mouvements politiques agglomérants .

Pedro Sánchez a, dans le contexte espagnol, une fenêtre d’opportunité unique pour reconstruire le PSOE, laissé pour mort après la débâcle post-Zapatero, et lui donner des chances de rem-porter la victoire lors des prochaines élections législatives. S’il prétend épuiser la présente législa-ture, son action sera sans doute jugée à l’aune du résultat des élections municipales, régionales et européennes, qui se tiennent toutes les trois… le 26 mai 2019.
Cependant, au vu de ce qu’il a accompli en quelques mois, rien ne semble à présent impos-sible pour ce miraculé de la politique espagnole. Voilà de quoi inspirer les dirigeants socialistes français, qui tâchent, tout comme Sánchez, de se réinventer sous une double pression. D’une part ils subissent tous les deux la consolidation d’un parti libéral-populiste qui semble cristal-liser les intérêts des élites sous couvert d’une forme de “bon sens”. D’autre part, ils doivent faire face à la montée de l’extrême-gauche, qui a enfin trouvé (pour combien de temps?) une structure autour de laquelle s’organiser (Podemos en Espagne et La France Insoumise de ce côté des Pyrénées).

Le défi pour la social-démocratie française est aujourd’hui considérable mais une prise en compte des expériences de nos voisins peut être source d’inspiration et d’espoir.

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