RECENSION

Aurélien Bernier, L’Illusion localiste, UTOPIA, Paris, 2020, 160 p.

 

Non, l’État-nation n’est pas une vieille chose inutile, prise en étau entre une mondialisation heureuse et un localisme salutaire !

Dans l’essai percutant, L’illusion localiste, publié par les éditions Utupia en janvier 2020, Aurélien Bernier, essayiste et contributeur au Monde Diplomatique revient en détail sur les limites du localisme, sans discréditer l’action de proximité et l’engagement citoyen.

L’auteur prend à rebrousse-poil le consensus décentralisateur qui s’est installé en France. Au fil des pages, ce consensus est décrit comme la fuite en avant d’une volonté politique qui ne s’assume plus ; une quête irénique d’une authenticité locale largement fantasmée ; un abandon en rase campagne de l’État, instrument de la souveraineté du peuple.

Historiquement, le mot localisme a été inventé par le jésuite Augustin Barruel, en 1789, pour désigner « l’amour exagéré du lieu que l’on habite ». Le local a cependant deux dimensions distinctes et complémentaires. D’une part, il renvoie à une vision sentimentale, sinon identitaire, du fait géographique. D’autre part, le « local » est conçu comme un niveau d’action économique et politique : celui de la construction d’alternatives et de productions des lieux de la transformation à petite échelle.

Le problème principal traité dans ce petit et dense essai est que le localisme ne tient pas compte des rapports de force entre les différentes échelles du pouvoir financier, commercial et politique. Il ignore en particulier le phénomène de concentration des lieux de prise de décisions économiques que génèrent la globalisation et l’Union européenne.

Dès lors, à rebours du consensus actuel, l’auteur estime que l’État offrirait un cadre privilégié pour mener une véritable transformation sociale et écologique. Hémisphère Gauche se permet de faire la recension de cet ouvrage iconoclaste, sans en partager toutes les recommandations et notamment le projet de l’auteur d’une sortie de l’Union européenne…

Développement choisis

I/ L’idée localiste fait l’objet d’un consensus qui satisfait les marchés et la finance.

 

A/ Le localisme fait l’objet d’un curieux consensus politique.

Le mouvement Alternatiba a, depuis quelques années, enclenché une belle dynamique autour d’une philosophie tournée vers des initiatives concrètes proches des citoyens, comme l’éco-habitat, les circuits courts, les énergies renouvelables, le bio, les monnaies locales. De même, la production culturelle engagée relaie le discours localiste à large échelle. Par exemple, les documentaires Solutions locales pour un désordre global de Coline Serreau ou Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent recensent les initiatives en faveur de l’écologie. Cependant, les belles expériences du localisme sont loin d’être si subversives que cela. L’idée selon laquelle l’échelon local serait plus vertueux que l’échelon national fait même l’objet d’un consensus inédit au sein de la grande majorité des organisations politiques.

« Le consensus est si large que, dans un pays comme la France, les personnalités ou les organisations qui oseraient défendre un jacobinisme des principes révolutionnaires de 1789 ont quasiment disparu de l’espace médiatique.

L’échiquier politique est presque totalement converti. Le Parti socialiste, Europe Ecologie Les Verts, le centre et la droite sont tous des décentralisateurs de longue date. Lors de la campagne pour les élections européennes de 2019, ils sont rejoints par un Rassemblement national devenu officiellement localiste. »

B/ Le localisme fonde selon l’auteur une croyance irénique de dépassement démocratique de la lutte des classes et de l’État, par le local.

Pour l’auteur, si les partisans du localisme sont très divers, le discours localiste génère une croyance commune : selon eux l’action locale offrirait des perspectives de changements profonds de la société, capables de mettre en échec de grands phénomènes internationaux, comme la globalisation ou le changement climatique.

Le localisme apparaît alors comme un moyen de dépasser la lutte des classes par en bas, d’éloigner le spectre du marxisme. Ainsi, du côté des forces progressistes qui contestent l’ordre établi et veulent transformer la société, le local joue un rôle de substitution.

Or, le localisme oublie les rapports de force internationaux avec les marchés financiers et les multinationales. Dans cette optique, le consensus selon lequel le local va nous sauver des turpitudes du monde est un impensé problématique, presque une naïveté coupable, à l’heure des enjeux systémiques.

En outre, la survalorisation du local aboutit à un désengagement de l’État. Ce désengagement s’opère de trois manières : par la privatisation des entreprises publiques, par la sous-traitance de mission de service public au privé et par la décentralisation. En effet, la décentralisation et le désengagement de l’État vont de pair pour deux raisons. Tout d’abord, il faut donner au citoyen une contrepartie, même fictive, à l’allégement de l’intervention nationale, avec l’argument de « rapprocher l’intervention du citoyen ». Ensuite, la décentralisation permet d’organiser une dérégulation et un désinvestissement public bien moins visibles que s’ils s’opéraient nationalement, car étalés dans le temps et à géométrie variable. Par exemple, les transferts de compétences s’organisent souvent avec un gel de la compensation financière par l’État dans le temps. Cela signifie que l’État n’a pas à porter la responsabilité de l’éventuelle dégradation du service lié au fait que les transferts financiers sont insuffisants pour assurer la montée en charge du service public local confronté à des demandes sociales croissantes.

C/ Le localisme produit un risque de chauvinisme local qui n’a rien à envier au national.

L’opposition entre un espace local vivant, actif, inventif et un niveau étatique uniformisant, autoritaire et dangereux fonde une large partie du discours localiste. En France, ce discours a surtout pris la forme de revendications régionalistes. Discours des notables locaux jusqu’au XXème siècle, le localisme porte désormais des revendications très différentes : la reconnaissance des particularités locales, le droit de vivre et travailler au pays, le droit pour les citoyens de « gagner » des nouveaux espaces démocratiques. Il n’en reste pas moins que ce « jeu localiste » est dangereux sur le plan identitaire. D’une part, entretenir le régionalisme alors que les partis nationalistes progressent est un aveuglement qui pourrait être périlleux. D’autre part, Aurélien Bernier pose une question judicieuse, « en quoi le chauvinisme local serait plus vertueux que le national ? ».

D/ La Gauche se serait rallié au localisme, plus par tactique que par convictions.

Durant la Révolution Française, les conservateurs n’ont pas de mot assez dur pour critiquer la centralisation républicaine. Tout au long du XIXème siècle, le localisme est l’apanage de la droite nostalgique de l’Ancien Régime. Pourtant, à la fin du XIXème siècle, un événement va profondément changer le rapport de la gauche vis-à-vis du local : la Commune de Paris. La Commune va, en effet, puissamment marquer l’imaginaire socialiste au cours du XIXème et XXème siècle, comme siège municipal de la Révolution à venir.

Puis, au XXème siècle, l’avènement de la gauche localiste procède de trois phénomènes : (i) l’entrée au PS – et au pouvoir du PSU autogestionnaire et localiste de Michel Rocard en vue de 1981 ; (ii) la fièvre révolutionnaire et culturelle de mai 1968 qui s’est opposé à l’Etat central ; (iii) les luttes écologistes depuis les années 1970. Ainsi, à la veille de l’élection de François Mitterrand en 1981, le jacobinisme de la Révolution Française est idéologiquement défait. Cependant, en dernier ressort, l’alignement du PS sur la droite localiste aurait été motivé plus par de la tactique que par une conviction forte. La décentralisation n’était clairement pas une priorité pour l’opinion publique mais le lancement de ce chantier a permis de mettre la droite dans l’embarras en montrant le pragmatisme des socialistes une fois au pouvoir.

II/ La décentralisation est, selon l’auteur, loin d’être une révolution démocratique, bien au contraire.

Pour les tenants de la décentralisation donner des libertés aux collectivités territoriales, c’est donner des libertés nouvelles au peuple et aux citoyens. Au contraire, selon l’auteur, la décentralisation ne peut être assimilée à une véritable démocratisation. D’une part, la décentralisation ne crée pas de mécanismes démocratiques nouveaux mais transfert des compétences à des assemblées locales pour les exercer dans le cadre fixé par l’Etat. Elle est largement élitaire. « Tout au long de l’Histoire, les dirigeants français ont apporté la même réponse : il faut décentraliser, ce qui veut dire, pour eux, transférer du pouvoir non pas au peuple mais aux élites locales ».
D’autre part, la décentralisation est très largement un phénomène bureaucratique. Les échelles territoriales à privilégier sont généralement en débat au lieu d’amener le débat de la répartition du pouvoir entre le peuple et les élites. En outre, Aurélien Bernier indique que la décentralisation n’a jamais été réclamée par les citoyens ni même par les maires des petites communes. Enfin, il considère que la décentralisation affaiblie les rapports de force publics avec les marchés au risque de fragiliser la démocratie. La démocratie locale n’a pas les moyens de lutter contre les désordres locaux causés par des causes nationales ou supranationales. La concentration des compétences au niveau des intercommunalités aurait éloigné les citoyens du processus de décision.

« Promouvoir le localisme dans un monde globalisé sans en décrire les limites ou les dangers n’est pas anodin. Cela positionne l’action locale comme alternative crédible, là où l’action nationale ne le serait pas, ou pas suffisamment.

Cela sous-entend que la démocratie locale serait en mesure de combler au moins partiellement, les lacunes de la démocratie nationale, européenne ou mondiale. Rien de tout cela n’est vrai, bien au contraire.

En dépit de plusieurs décennies de décentralisation, la démocratie locale, qu’elle soit représentative ou participative, reste extrêmement limitée. A supposer que l’action locale puisse avoir du poids face aux grands mouvements internationaux encore faudrait-il qu’elle soit accessible au peuple, ce qui est loin d’être le cas ».

III/ Le localisme est dangereux parce qu’il nous fait croire que le local représente une solution pertinente face aux pouvoirs économiques hyper-mondialisés.

A/ L’économie locale n’existe pas face au pouvoir considérable des marchés internationaux.

Aurélien Bernier pose au troisième chapitre une question très fâcheuse : « la notion d’économie locale ou de proximité a-t-elle encore un sens dans l’ordre mondialisé ? ». Pour l’auteur, le concept même d’économie locale est pour le moins douteux, et se heurte au principe de réalité économique.

« Il est clair que dans l’ordre économique moderne, il n’y a pas plus d’économie locale à Paris, qu’à Poitiers ou à Montauban : il existe des activités localisées dans des territoires, mais dont le présent et l’avenir dépendent principalement de décisions très centralisées : les actions sur les marchés mondiaux des matières premières, les accords internationaux de libre échange, les dogmes européens de la libre concurrence et de la rigueur monétaire… L’idée localiste se heurte à une réalité d’une incroyable complexité, faite de mondialisation des investissements, des activités productives, mais aussi des normes techniques ou juridiques supranationales ».

Dans un tel contexte, il est frappant d’observer, selon l’auteur, la fréquence des éloges de la décentralisation et l’autonomie locale, qui tendent à disperser la décision politique, alors même que nous faisons face à une centralisation des décisions économiques des multinationales et des marchés financiers. De fait, la mondialisation a généré une concurrence entre les nations. Avec elle, les capitaux et les marchandises peuvent circuler librement et les gouvernements ne se donnent plus les moyens d’une politique d’aménagement du territoire. En conséquence, la concurrence internationale a provoqué deux mouvements complémentaires : une réorganisation des stratégies économiques à l’échelle planétaire et une concentration des lieux d’activité et de décision dans les métropoles. Face à ce double mouvement, l’autonomie économique est de plus en plus difficile.

« Quel que soit l’endroit où il se trouve un producteur de blé est forcément impacté par le cours des bourses mondiales. Certaines filières agricoles sont pour l’instant préserver des très fortes variations de cours liées à la mondialisation, et c’est le cas du blé biologique en France. Le prix payé au producteur est passé de 200 à 350 euros la tonne entre 2005 et 2007 puis s’est stabilisé. Malheureusement, si les producteurs de blé se convertissaient massivement à la culture biologique, celle-ci tomberait sous la coupe des négociants, des marchés internationaux et des grands industriels ».

B/ En l’état, l’Union Européenne protège le libre-échange.

L’ensemble des traités et des réglementations de l’Union Européenne apparaît comme « le cadre juridique supranational de la mondialisation néolibérale : impossible d’avoir recours au contrôle des capitaux et des marchandises, impossible de sortir de la logique de la concurrence et de la privatisation sous peine de tomber dans l’illégalité ». Certes, ces normes ont été adoptés par les gouvernements successifs, mais l’angle de la critique ici menée est moins de savoir si ce processus de concentration de la décision libérale est un mal ou un bien, mais plutôt de noter que pour les libéraux le localisme a un avantage décisif : « il permet de masquer les processus de concentration, de faire croire qu’il existe encore des espaces démocratiques et préservés des « excès de la globalisation » ».

IV/ La Nation et l’action locale doivent être réarticulées pour réussir la transition écologique.

A/ Le local-progressisme est une impasse politique.

Depuis le milieu des années 2010, les initiatives localistes visent à mettre en réseau les démarches municipalistes : c’est le cas de Commonspolis en Europe et Fearless Cities au niveau international. La participation citoyenne et notamment la gestion collective des biens communs, est au cœur des réflexions de ces mouvements. Selon Aurélier Bernier, « les expériences localistes réelles sont tout à fait remarquables, mais elles ne s’inscrivent non pas dans un affrontement direct avec les puissances financières mais en marge de la mondialisation ». En effet, toutes les expériences de ces localités n’ont pas la capacité de remettre en cause ou de se dégager du cadre macroéconomique dans lequel elles évoluent.

De plus, lorsqu’on observe la réalité des expériences local-progressistes modernes, on constate que le cadre institutionnel limite toujours leur action à une légalité favorable au capitalisme. L’arrêté du maire de Langouët (Ille-et-Vilaine) Daniel Cueff interdisant l’utilisation de produit phytopharmaceutiques à une distance inférieure à 150 mètres de toute parcelle cadastrale comprenant un bâtiment à usage d’habitation ou professionnel, a été annulé le 27 aout 2019 par le tribunal administratif de Rennes pour incompétence, les communes n’étant pas compétentes pour prendre des dispositions plus restrictives que celle de la loi nationale en matière d’épandage de pesticides.

B/ La reconquête de la souveraineté exige un projet global de relocalisation économique.

A l’issue de ces analyses, l’auteur défend une ligne politique tournée autour de la sortie de l’Union Européenne et d’un retour du contrôle des capitaux.

« Je défends un projet de démondialisation, de décroissance, et de coopération internationale qui passe par la sortie de l’Union Européenne, par la régulation des marchandises et des capitaux, par un affrontement avec les multinationales et leurs actionnaires pour les replacer sous contrôle politique, par des orientations diplomatiques totalement nouvelles. Cela implique de réhabiliter l’État comme outil de conquêtes sociales et bien sûr, de conquérir ce pouvoir d’État ».

A la fin de l’ouvrage, l’auteur insiste également sur la nécessité d’investir intellectuellement la notion de relocalisation qui pour l’instant est à la mode mais ne bénéficie pas d’une assisse programmatique globale et cohérente.

« Pour s’extraire de la concurrence internationale et restaurer la primauté du politique sur l’économie, il est essentiel de relocaliser la production de biens et services. Or, si ce terme de relocalisation fait partie des mots clés qui jalonnent les discours politiques de toutes tendances, peu de travaux sérieux existent sur ce que cela recouvre et doit impliquer en matière de moyens ».

L’auteur insiste à la fin de l’ouvrage sur un curieux paradoxe : le localisme est plus que jamais à la mode alors que la relocalisation reste un concept flou. L’enjeu est pourtant central car sans relocalisation organisée, il est très difficile d’exercer un contrôle démocratique sur les conditions de travail, sur les droits sociaux des travailleurs, sur les impacts environnementaux des chaines de fabrication et des produits commercialisés.

« La relocalisation n’est pas seulement nécessaire pour en finir avec le chômage, elle est impérative pour faire évoluer la production dans un sens écologique et social. Relocaliser, ce n’est pas simplement une activité quelque part en France, dans une commune et dans une région. Il s’agit de reconstruire, au niveau d’un territoire, des filières de production ou de services qui ont été internationalisées. Ce n’est pas une opération à mener au coup par coup, mais à réfléchir de manière globale ».

1 réponse sur “La décentralisation est une arnaque : recension de L’Illusion localiste d’Aurélien Bernier

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