La répression de l’aide aux étrangers en situation irrégulière: état du droit applicable

Par Guillermo ARENAS

L’action des militants pour l’aide aux migrants « sans papiers » a acquis, à partir de 2015, une importante dimension médiatique à l’aune de la crise humanitaire déclenchée par l’arrivée de plus d’un million de personnes émigrées en Europe. Témoignent de cela les nombreux articles, y compris dans des médias étrangers[1], qui furent publiés à propos de Cédric Herrou[2].

Dans le même temps, la judiciarisation de l’action des militants pour l’aide aux personnes en situation irrégulière demeure. Dans ce contexte, l’expression « délit de solidarité »[3]  fit florès notamment à partir de 2015.

Or une telle incrimination pénale n’existe pas dans l’ordonnancement juridique français. Les poursuites reposent sur un fondement juridique dont l’énoncé s’avère moins clair qu’il ne paraît et qui fut déclaré partiellement contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel lorsqu’il consacra, par une décision QPC du 6 juillet 2018[4], le principe de fraternité comme principe à valeur constitutionnelle.

Cette décision est, par conséquent, de nature à remettre en cause certaines poursuites pénales dont font l’objet les personnes engagées dans l’aide aux migrants. Cependant, le Conseil constitutionnel ne dispose pas d’un pouvoir d’appréciation identique à celui du Parlement. C’est à ce dernier qu’il appartient de modifier le droit applicable aux militants pour les droits des migrants. Il a pour cela jusqu’au 1er décembre 2018, date à laquelle la déclaration d’inconstitutionnalité prendra effet.

Dès lors, cette note analyse le dispositif actuel de la répression de l’aide aux personnes en situation irrégulière. Une prochaine note examinera la décision du 6 juillet 2018 du Conseil constitutionnel et formulera des propositions d’évolution du droit applicable.

 

Le droit réprimant l’aide aux étrangers en situation irrégulière, entre permanence et évolution

La répression de l’aide à l’entrée et au séjour irréguliers fait l’objet d’un chapitre du  Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA)[5]. L’article L622-1 pose le principe: l’interdiction de toute action visant à faciliter, par aide directe ou indirecte, l’entrée, le séjour ou la circulation d’une personne étrangère en situation irrégulière. Cet article reprend les dispositions d’un décret-loi du 2 mai 1938[6].

L’article L622-4 pose un certain nombre d’exceptions à l’application de l’article L622-1. Il détermine les faits de nature à empêcher les poursuites engagées pour l’aide au séjour, mais seulement au séjour, d’étrangers en situation irrégulière. En premier lieu, l’aide apportée par certains membres de la famille de l’étranger en situation irrégulière ou par le conjoint ne peut pas fonder les poursuites pénales envisagées dans l’article L622-1. Ensuite, l’aide au séjour d’un étranger en situation irrégulière ne pourra donner lieu à des poursuites s’il est le fait “de toute personne physique ou morale, lorsque l’acte reproché était, face à un danger actuel ou imminent, nécessaire à la sauvegarde de la vie ou de l’intégrité physique de l’étranger, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ou s’il a donné lieu à une contrepartie directe ou indirecte. C’est donc cette hypothèse que les militants pour le droit des personnes en situation irrégulière invoquent afin d’échapper aux poursuites.

Cette exception, a une longue histoire qui témoigne des différents assouplissements dont le droit des étrangers en situation irrégulière a fait l’objet pour protéger les individus qui, résidant légalement sur le territoire, apportent leur aide aux personnes « sans papiers ». Elle cristallise à ce titre la recherche d’un équilibre entre, d’une part, la répression du trafic d’êtres humains et, d’autre part, la protection des droits des personnes faisant l’objet de ce trafic et de celles qui, sans prendre aucunement part à cette activité illicite, aident les personnes « sans papiers » à subvenir à leurs besoins les plus élémentaires par conviction humanitaire. Or nous constatons que cet équilibre n’est pas atteint car l’action des militants pour l’aide aux migrants est trop souvent assimilée à une conduite illicite.

 

Une protection insuffisante des personnes ou organisations qui aident les personnes sans papiers pour des motifs humanitaires

En pratique, la protection offerte aux militants pour les droits des étrangers en situation irrégulière par le  3º alinéa de l’article L622-4 du CESEDA s’est avérée peu opératoire. Autrement dit, l’article L622-1 a pu fonder des poursuites engagées contre des personnes ou des organisations qui aident de façon désintéressée les “sans-papiers” à séjourner ou circuler à l’intérieur de nos frontières, sans que les dispositions du 3º alinéa de l’article L622-4 puissent y faire obstacle.

Rappelons le, l’article L622-4 du CESEDA n’envisage d’immunité face aux poursuites que dans le cadre de l’aide “au séjour[7]”. Dès lors, certaines formations de justice l’ont interprété de manière stricte en considérant que toute aide prêtée à l’entrée ou la circulation de personnes “sans papiers” était illicite. Ce fut par exemple le cas de Françoise Gogois, Daniel Oudin, René Dahon et Gérard Bonnet. Ces quatre retraités, militants de l’association Roya citoyenne, furent interpelés par la gendarmerie le 6 janvier 2017 alors qu’ils transportaient six personnes en situation irrégulière dans leur véhicule. La justice retint le chef d’accusation de «délit de transport de personne en situation irrégulière». Plus particulièrement, le fait qu’ils aient tâché de contourner un contrôle policier – ou point de passage autorisé (PPA) – entre la vallée de la Roya et Nice fut considéré par le tribunal de grande instance de Nice comme un « subterfuge aux fins de leur faire échapper aux contrôles mis en place pour limiter le flux de l’immigration clandestine ». Leur condamnation à une amende de 800 euros avec sursis fut ensuite confirmée en appel en décembre 2017. Pierre-Alain Mannoni, ingénieur au CNRS, fut poursuivi sur le même chef d’accusation (délit de transport de personne en situation irrégulière) après avoir été interpelé dans les Alpes-Maritimes alors qu’il véhiculait trois personnes “sans papiers” de nationalité érythréenne. Relaxé en première instance, il fut condamné à 8 mois de prison avec sursis par la cour d’appel d’Aix-en-Provence. Cette dernière avait en effet considéré que l’action de Mannoni était motivée par des raisons militantes et qu’elle ne pouvait donc pas être considérée comme totalement désintéressée. Selon cette logique, toute action engagée par des militants serait intrinsèquement intéressée, ce qui conduirait à vider de son sens la disposition protectrice du 3º alinéa de l’article L622-4 du CESEDA.

 

Ainsi, à l’aune de l’accroissement du flux de personnes fuyant la misère ou la guerre depuis 2015, les solidarités se sont multipliées dans les régions frontalières, notamment dans le Briançonnais et dans la vallée de la Roya, relançant l’action militante en faveur de la circulation de personnes en situation irrégulière. Dans le même temps, les pouvoirs publics ont réprimé cette action car le contrôle des frontières est devenu un enjeu politique majeur. Souvent, cette répression a emprunté des voies inattendues,. Par conséquent, l’immunité envisagée au 3º alinéa de l’article L622-4 du CESEDA au profit des militants pour les droits des personnes “sans papiers” s’est avérée insuffisante pour leur garantir une forme de sécurité juridique dans leur actions humanitaires. La multiplication des poursuites dont ils ont fait l’objet ont finalement débouché sur une saisine puis une décision historique du Conseil constitutionnel le 6 juillet 2018.

[1] Voir par exemple: https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/vu-dallemagne-cedric-herrou-heros-de-la-solidarite-et-de-la-fraternite-la-francaise. De même, le New York Times lui consacra un premier article publié le 4 octobre 2016 ainsi que son éditorial du 17 janvier 2017, dans la perspective de l’élection présidentielle.

[2] De même, le documentaire Libre du réalisateur Michel Toesca, relatant l’action de Cédric Herrou dans la vallée de la Roya, fut projeté en séance spéciale au festival de Cannes 2018

[3] Cette expression date de 2003 mais elle a connu une nouvelle jeunesse à partir de 2015.

[4] Décision n° 2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018 [en ligne: http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/2018/2018-717/718-qpc/decision-n-2018-717-718-qpc-du-6-juillet-2018.151721.html].

[5] Il s’agit du chapitre II (aide à l’entrée et au séjour irréguliers) du Titre II (sanctions) du Livre VI (contrôle et sanctions) de la partie législative du Code.

[6] A l’article 4, ce décret-loi dispose que “tout individu qui par aide directe ou indirecte aura facilité ou tenté de faciliter l’entrée ou le séjour irréguliers d’un étranger sera puni [d’une peine d’emprisonnement de un mois à un an].”

[7] Son premier paragraphe dispose que: “sans préjudice des articles L. 621-2, L. 623-1, L. 623-2 et L. 623-3, ne peut donner lieu à des poursuites pénales sur le fondement des articles L. 622-1 à L. 622-3 l’aide au séjour irrégulier d’un étranger lorsqu’elle est le fait”.

Illustration : Photo: Gémes Sándor/SzomSzed — http://szegedma.hu/hir/szeged/2015/08/migransok-szazai-ozonlenek-roszkerol-szegedre.html

 

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