Par Alexandre OUIZILLE

Dans l’essai qu’il consacra à Forza Italia, le parti fondé par Silvio Berlusconi en 1994, le politiste italien Mauro Calise proposa la notion de « parti personnel » (partito personale) pour décrire une force politique dont la rapide ascension vers le pouvoir était inédite sur le sol européen depuis la fin de la guerre. Deux mois après sa création, Forza Italia arrivait en tête des élections générales italiennes de mars 1994 avec 21% des suffrages exprimés entraînant une recomposition du paysage politique italien de grande ampleur.

Prolongeant les travaux de Calise, Duncan McDonnel s’est efforcé de saisir les traits caractéristiques d’un « parti personnel ». Il note que la concentration du pouvoir dans les mains du fondateur, des stratégies de campagne toujours centrées sur sa personne, la faiblesse de l’organisation au niveau local et une durée de vie du mouvement indexée sur la vie politique du leader sont typiques de ces organisations.

Par ailleurs, bien souvent les partis personnels qui parviennent à engranger des succès électoraux (en dehors du contexte particulier de l’Amérique latine) s’appuient sur un financement direct de leurs fondateurs ou un soutien important des milieux d’affaires. Ainsi, le cas de Berlusconi ou celui du milliardaire américain Ross Perot, qui obtint un score de près de 20% à l’élection présidentielle de 1992, sont-ils exemplaires.

De Forza Italia à En Marche !

En Marche ! Dont les initiales sont celles de son fondateur, Emmanuel Macron, répond trait pour trait à la définition du parti personnel. La désignation du délégué général de la République en Marche procède ainsi largement de la volonté présidentielle. Les adhérents du mouvement ne votent pas pour désigner la direction du parti. C’est le Conseil de la République en marche[1] qui, à main levée, désigne le délégué général.

La figure du chef est mobilisée de manière permanente ; ainsi, le visage d’Emmanuel Macron apparaît-il de manière quasi-systématique sur les affiches des candidats aux élections législatives de la République en marche en juin 2017.

De même, la stratégie de campagne de LaREM pour les élections européennes de mai 2019 consiste en l’installation d’un théâtre politique entre populistes, d’une part, et progressistes, d’autre part. Dramaturgie qui s’incarnerait dans l’opposition de deux visages : Matteo Salvini et Emmanuel Macron. Cette opposition est notamment apparue dans un clip du gouvernement français qui s’achevait sur l’image du dirigeant italien avec cette question : « Europe, Union ou division ? ».

En ce qui concerne les sources de financement d’En Marche, il est désormais établi que 913 personnes ont contribué pour moitié au budget de la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron pour un montant total de 6,3 millions d’euros témoignant d’un fort appui au sein des élites économiques du pays

La faiblesse d’un parti personnel

Le problème principal d’un parti personnel réside essentiellement dans le fait que son organisation désespère les militants et les démobilise. La dévitalisation rapide des comités locaux d’En Marche et les nombreux départs enregistrés sont le reflet d’une organisation où ceux qui la constituent sentent, paradoxalement, qu’ils sont de trop.

Les incitations à l’engagement et à l’action locale disparaissent également dès lors que les désignations des têtes de liste aux élections ne dépendent pas du travail engagé sur place mais de la commission nationale d’investiture qui conserve la haute main sur l’ensemble du mouvement.

Le résultat de cette stratégie c’est la tranquillité. La contrepartie, une organisation atone, incapable de relayer les attentes du pays et de défendre la politique du mouvement via un réseau puissant d’élus et de militants.

Dans les moments de crise, il est frappant de constater l’inexistence de LaREM et son incapacité à faire face. La tentative de débouclage de la crise des gilets jaunes en est l’illustration. Le président de la République souhaite, pour compenser la faiblesse de son organisation, confier aux maires le débat national qu’il appelle de ses vœux pour apaiser les colères. Mais il n’a pas de relai sur les territoires. La lecture de la presse régionale montre ces derniers jours que, dans tout le pays, des élus font état de leur scepticisme[2] ou de leur intention de ne pas organiser de débat (dans l’Oise ou en Dordogne par exemple). L’association des maires de France assurait d’ailleurs jeudi 10 janvier « ne pas se sentir engagée » par ce grand débat et dénonçait la tentative de l’État de « se défausser »[3]. Il ressort de ces développements récents que les élus ne sont pas prêts à se retrouver en première ligne pour être le paratonnerre d’un président de la République qu’ils n’ont pas élu et dont ils ne soutiennent ni la politique, ni la pratique.

De la même manière, il y a quelques mois au sujet des faits reprochés à Alexandre Benalla, le parti est resté comme suspendu à la parole présidentielle (qui ne venait pas) et a semblé vaciller.

L’incapacité d’En Marche à se transformer, à être autre chose qu’un « État-major » de campagne selon l’expression de Frédéric Sawacki dans un article publié au début de la mobilisation des gilets jaunes menace sa survie même. Frédéric Sawacki écrit ainsi : « Tout parti personnel est fragile en ce qu’il a bien du mal à survivre aux contre-performances électorales de son chef. La survie du parti de Berlusconi a beaucoup dû à l’ampleur de sa fortune personnelle et à sa possession d’un empire médiatique tout dévoué à sa cause, combiné à un système politique qui lui a conféré une position centrale pour fédérer les droites italiennes. La République En Marche ne dispose pas de telles ressources. Elle se distingue en outre du berlusconisme par sa volonté de subvertir les clivages politiques traditionnels. On ne voit pas comment dès lors une telle subversion peut s’accomplir sans un travail politique de construction d’une doctrine et d’un programme de long terme coproduit et relayé par un réseau dense d’élus et de militants. »

[Re]construire à gauche, face au parti personnel, un mouvement collectif

Le parti personnel apparaît donc pour ce qu’il est : un véhicule capable de faire une percée remarquable aux élections dans un contexte d’épuisement des partis de masse mais un outil inefficace pour exercer le pouvoir de manière bidirectionnelle, c’est-à-dire pour remonter dans l’appareil d’État les mouvements de la société, et à l’inverse pour convaincre la société du bien-fondé du pouvoir que l’État exerce sur elle.

Il faut opposer au parti personnel non la construction d’un autre parti personnel qui serait, pour la gauche, vouée à l’échec, compte tenu du peu d’appui qu’ont ses idées chez les grands financeurs privés, mais un nouveau mouvement collectif dont la vocation n’est pas d’accompagner, avec un nouveau visage, le cours des choses mais d’infléchir les mentalités politiques d’une époque.

Ce mouvement devra aller au-devant de la société en tissant mille et un fils lilliputiens avec le monde du travail, la vie intellectuelle, le milieu associatif pour les investir et en retour espérer être investi par eux. Mais surtout, il devra à tout prix éviter la paresse doctrinale et militante qui a été fatale aux grands partis de masse. Paresse que Mauro Calise attribue, de manière surprenante dans Il partito personale, aux financements publics qui ont conduit, selon lui, les partis à délaisser les nouvelles adhésions et donc le travail de conviction (moins nécessaires dans ce contexte à leur survie financière).

Quelles que soient, à gauche, nos orientations personnelles sur le fond, ce qu’a fait La France Insoumise avec L’avenir en commun lors de l’élection présidentielle est remarquable et peut servir de modèle méthodologique et de boussole même si la tentation du parti personnel semble bel et bien exister aujourd’hui au sein de LFI. De son côté, le parti socialiste via le socialisme municipal et ses 10 000 élus, via ses fédérations et ses sections – qui sont encore aujourd’hui sur les territoires la seule force véritablement structurée – peut espérer se régénérer par un renouveau localiste.

Cela signifie profiter des élections de 2020 pour renouveler profondément les cadres dans les équipes municipales et ainsi apporter le sang frais et l’esprit de conquête dont il manque aujourd’hui cruellement.

[1] Le Conseil de la République en marche rassemble « des adhérents et animateurs locaux tirés au sort sans mandat électoral, des élus locaux et consulaires, tous les référents territoriaux du mouvement (nommés par la direction de LaREM), tous les parlementaires nationaux et européens adhérents de LaREM, tous les membres du gouvernement adhérents de LaREM ainsi qu’une quinzaine de personnes désignées par le Bureau exécutif en raison de leur contribution à la vie du mouvement »

[2] http://www.lefigaro.fr/politique/2019/01/08/01002-20190108ARTFIG00314-les-elus-locaux-attentifs-aux-doleances-des-francais-mais-tres-sceptiques-sur-le-debat-national.php

[3] https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/grand-debat-les-maires-de-france-ne-se-sentent-en-aucun-cas-engages-et-ne-sauraient-etre-co-organisateurs_3137899.html

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