Par Jean Lagrange
Après plus d’un an de négociations techniques, le Conseil européen est parvenu, le 14 décembre dernier, à un accord a minima sur l’approfondissement de l’Union économique et monétaire (UEM).
Le dispositif final est éloigné des ambitions françaises énoncées par Emmanuel Macron lors du discours de la Sorbonne en septembre 2017. « Bref, comme François Hollande et Nicolas Sarkozy avant lui, Emmanuel Macron doit se contenter des miettes que l’Allemagne veut bien lui laisser » concluait, désabusée, Libération après l’annonce de l’accord[1].
Cette réforme du cadre institutionnel de la zone euro constituait pourtant une priorité pour les Etats-membres et les économistes, compte tenu des lacunes actuelles de l’UEM – absence de capacité budgétaire à vocation stabilisatrice en cas de crise économique au niveau européen, incomplétude de l’union bancaire qui doit permettre d’éviter une nouvelle crise bancaire, règles budgétaires mal-adaptées, etc. qui pourraient potentiellement en menacer la viabilité lors du prochain retournement conjoncturel. Autrement dit, la zone euro ne dispose pas encore des mécanismes nécessaires pour faire face à la prochaine crise.
Plus inquiétant encore, les négociations ont mis en évidence la nette cristallisation politique des positions au niveau européen, comme l’illustre l’émergence d’une nouvelle « Ligue Hanséatique » (Pays-Bas, Finlande, pays scandinaves, Irlande, Allemagne), à l’approche très conservatrice sur ces questions et l’isolement de la France.
Un accord du Conseil européen sur trois axes spécifiques
L’approfondissement de l’UEM est un sujet à la fois technique et politique. Il vise historiquement (depuis Maastricht) à renforcer les institutions de la zone euro afin d’en améliorer le fonctionnement économique. Plus théoriquement, il s’agit de doter la zone des qualités d’une zone économique dite optimale, c’est-à-dire d’un territoire économique intégré, capable de faire face aux chocs extérieurs (comme un choc pétrolier) et aux crises économiques.
Pour cela, trois axes d’approfondissement étaient ciblés par les économistes et les Etats-membres :
- un budget de la zone euro : l’idée consiste à doter la zone euro d’un budget spécifique capable de soutenir les économies en difficultés lorsque la conjoncture se dégrade. Cette approche dite stabilisatrice ou contra-cyclique n’a pas été retenue par les leaders, au profit d’une approche dite « de convergence et de compétitivité ». Cette dernière, historiquement défendue par l’Allemagne et les pays du Nord, vise à soutenir les économies qui mettraient en oeuvre les réformes dites structurelles proposées par la Commission européenne. Ce budget, compris dans le cadre financier pluriannuel, ne sera même pas spécifique aux Etats-membres de la zone euro. Pire encore, les conclusions du Conseil européen[2] ne prévoient pas de recettes dédiées si bien qu’il ne pourra avoir aucune fonction contra-cyclique de grande ampleur. Enfin, son ciblage sur des réformes dites structurelles constitue un doublon inutile par rapport aux mesures de flexibilité disponibles dans le cadre du Pacte de stabilité et de croissance ;
- la gestion de crise et le rôle du Mécanisme européen de stabilité (MES): l’enjeu sur ce point consiste à doter le MES des moyens de ses ambitions de filet anti-crise de la zone euro. Et, sur ce point non plus, les objectifs ne sont pas réalisés. Le traité MES sera bien amendé pour faire évoluer la répartition du travail entre la Commission et le MES ainsi que pour introduire de nouvelles clauses favorisant les restructurations de dette, mais l’équilibre d’ensemble, et en particulier les conditions d’accès à des facilités de prêts, ne seront pas améliorées.
- l’union bancaire: il n’y a pas eu d’accord substantiel concernant le troisième pilier de l’union bancaire, à savoir le système européen de garantie des dépôts (SEGD) des particuliers (en dessous de 100 000 EUR). C’est pourtant le chaînon manquant de la stabilité financière au niveau européen. En revanche, un point d’accord important a été trouvé : l’introduction d’un filet de sécurité par le MES au fonds de résolution unique. Autrement dit, le fonds commun de recapitalisation bancaire pourra désormais être lui-même soutenu par le MES en cas de faillite généralisée du système bancaire.
Les enjeux de cet accord
Ainsi, l’accord a minima trouvé, ne saura que décevoir le camp français de même que les économistes dont les propositions furent légions durant cette année (Commission européenne, 7+7, FMI, BCE, Banque de France, etc.). On peut par ailleurs légitimement penser que cet accord n’est pas au niveau des enjeux techniques, politiques ainsi qu’aux risques de moyen terme.
Sur un plan technique, cet accord ne répond pas aux préoccupations immédiates : la zone euro ne sera pas dotée d’une force contra-cyclique capable de faire face aux chocs de croissance. La proposition italienne d’assurance chômage européenne n’a par exemple pas été retenue en dépit d’un accord du ministre allemand des finances. Par ailleurs, aucune chance n’a été donnée à la mise en œuvre de recettes communes (taxe GAFA, taxe carbone aux frontières). Enfin, aucun progrès n’a été fait en termes de mutualisation des risques (créer un actif financier sûr européen, utile pour diversifier les risques des acteurs financiers) ou de liquidation de l’héritage de la crise (créances improductives).
Cet accord illustre donc le blocage politique total dans lequel se situe la zone euro, avec des États-membres incapables de s’entendre sur des réformes nécessaires pour pérenniser la zone. Pire encore, l’émergence de positions radicales, notamment celle du groupe de la Hanse, permet de recentrer la vision allemande sur l’échiquier européen et donc d’en renforcer la légitimité. Enfin, le calendrier de travail sur ces sujets est désormais gelé pour les années à venir, reléguant à la prochaine crise les nécessaires évolutions de ce cadre économique (réformes « au pied du mur »).
Or, on peut légitimement penser – compte tenu du passage du pic de croissance en 2017, du retournement cyclique en cours aux US, du ralentissement actuel de l’activité comme des risques politiques en Italie et au Royaume-Uni – que le prochain retournement interviendra d’ici deux ans. Dans ce contexte, la zone euro dans son ensemble, ne disposera pas des capacités pour y faire face : les marges de manœuvre de la BCE sont limitées par l’ampleur de sa réaction face à la crise de 2008 (voir notre article sur la fin du QE) tandis que la politique budgétaire est contrainte par la discipline de marché et le niveau de l’endettement en France, en Italie ou encore en Espagne. Si cette prochaine crise ne sera probablement pas aussi importante que la crise majuscule de 2008, il n’en demeure pas moins que la zone euro ne sera pas armée pour y faire face.
Les propositions d’Hémisphère gauche visent à doter la zone euro des moyens de sa survie et de son acceptation politique
Hémisphère gauche dresse deux niveaux de propositions : (i) un renforcement de l’action contra-cyclique au niveau européen et (ii) une amélioration de la gestion de crise afin d’éviter les errements de celle de 2008. Ces propositions s’inscrivent dans un cadre politique européen démocratique et responsabilisé.
Nos propositions se rapprochent de celles du Manifeste pour la Démocratisation de l’Europe lancé par T. Piketty, L. Chancel, M. Aglietta, J. Cagé, M. D’Alema,O. Faure, B. Vallaud ainsi que de nombreux économistes et citoyens européens, en particulier dans le rôle que joueraient les parlementaires nationaux dans le dispositif institutionnel. Le #TDEM propose en effet que 80% des membres de l’Assemblée européenne soient issus des Parlements nationaux. Nos recommandations se rapprochent également sur le volet budgétaire, en particulier sur la nature des recettes propres.
Sur le plan de la politique budgétaire, Hémisphère gauche propose en effet que le Parlement européen fixe le taux de certaines recettes communes, notamment la taxe carbone aux frontières et une proportion de l’impôt sur les sociétés, lui-même basé sur une assiette renouvelée (selon les modalités proposées par l’économiste Gabriel Zucman et le député Boris Vallaud [3]). Ces recettes financeraient les grandes politiques trans-européennes (énergie, environnement, industrie, infrastructures, vieillissement).
Par ailleurs, Hémisphère gauche propose de doter le Parlement européen des capacités de fixer des objectifs communs, agrégés, aux États-membres. Ainsi, le Parlement européen pourrait fixer le cap de déficit et d’endettement de la zone euro sur une période de 1 à 5 ans, ainsi que les contributions théoriques de chaque État-membre. La délibération reprendra ses droits sur les règles assurant ainsi un pilotage démocratique des stratégies budgétaires des États-membres et une meilleure réactivité. Les agrégats observés pourront être clarifiées et améliorées (règles d’évolution de la dépense publique et non du déficit public) comme le prônent différentes institutions et économistes.
Enfin, une assurance chômage européenne sera mise en œuvre, en complément des assurances chômages nationales. Elle sera financée par des contributions ex ante, et sera déclenchée automatiquement lorsque le taux de chômage dépasse un niveau fixé en amont dans un État-membre. Les États-membres bénéficiaires devront ex post rembourser les sommes prêtées afin d’éviter tout transfert permanent qui rencontre l’opposition d’un certain nombre de pays européens.
Sur le plan de la politique de lutte contre les crises, Hémisphère gauche soutient le raccordement du MES à la BCE afin d’éteindre immédiatement tout risque de contagion d’une crise souveraine ou bancaire. Par ailleurs, Hémisphère gauche rappelle l’importance de la création d’un actif financier sur et de référence, qui pourrait prendre la forme d’une obligation européenne émise par le MES ou d’un mécanisme à la main des États-membres ou de la Commission (eg. proposition Purple bonds de Bini Smaghi [4]), voire du marché (eg. proposition Esbies).
Enfin, au delà la complétude de l’union bancaire, qui demeure une priorité pour protéger les petits épargnants, la liquidation de la crise de 2011 constitue la meilleure arme anti-crise. Pour cela, Hémisphère gauche propose une restructuration des montants de dette publique supérieures à 60% du PIB via des mécanismes financiers auprès du MES (bad bank européenne en charge de mutualiser et refinancer la partie la dette supérieure à 60% du PIB, des swaps [5] de dette avec des obligations indexées sur la croissance par exemple, etc.). Cette mesure, visant à faire table rase des excès de la crise, éviterait d’installer une austérité perpétuelle sur l’Europe, avec des États-membres comme l’Italie ou la Grèce contraints de dégager d’importants excédents primaires (avant impôts) pendant 30 ans. Elle permettrait enfin de revivifier le canal de l’investissement public.
Sur tous ces points, l’Europe et la France, sont au point mort.
[1] Zone euro : Macron au pain sec, Libération, le 14 décembre 2018
[2] https://www.consilium.europa.eu/media/37563/20181214-euro-summit-statement.pdf
[3] https://hemispheregauche.fr/amendement-vallaud-zucman-contre-loptimisation-fiscale-des-multinationales
[4] https://voxeu.org/article/delivering-safe-asset-euro-area
[5] échanges