Lecture – Le ménage à trois de la lutte des classes, classe moyenne salariée, prolétariat et capital, de Bruno Astarian et Robert Ferro1

La lutte des classes est-elle obsolète ? Jusqu’au mouvement des Gilets jaunes plus grand monde ne la mobilisait explicitement. Pourtant, en 2013, une enquête de l’Ifop2 montrait que 64 % des personnes interrogées estimaient qu’elle était une réalité de la société française : 20 points de plus que par rapport à 1967. Récemment, dans Les luttes de classes en France au XXIème siècle Emmanuel Todd3 a défendu la thèse selon laquelle la lutte des classes permet de comprendre la tendance lourde de notre époque : « Par ailleurs, il apparaît clairement que nous sommes à la fin d’un cycle ouvert en 1968. Ce cycle de cinquante ans fut admirable. Parmis ses acquis, définitifs, l’émancipation des femmes et de l’homosexualité. Mais il est clair que le nouveau cycle qui s’ouvre sera dominé par des problèmes économiques et, donc, l’affrontement des classes. Dans un tel contexte, la référence et un retour partiel à une représentation marxiste s’imposent.4 »

Bruno Astarian et Robert Ferro sont eux aussi convaincus que les classes sociales et leurs luttes structurent – et dynamisent – encore les sociétés contemporaines. Néanmoins, ils estiment que la polarisation manichéenne entre le prolétariat et la bourgeoisie a fait son temps. Ils constatent que le développement de la classe moyenne salariée a été trop longtemps un impensé des théories marxistes. L’objectif du livre consiste donc à repenser la lutte des classes en y intégrant la classe moyenne salariée comme un acteur à part entière.

Les auteurs assument de concevoir les dynamiques sociales à partir des intérêts des classes. Ils pensent la conflictualité sociale comme la résultante de la confrontation rationnelle d’entités collectives cohérentes et conscientes d’elles-mêmes. Ici, les groupes humains sont définis en fonction d’une théorie de la valeur économique et luttent en fonction de leurs intérêts conjoncturels pour le maintien de leur condition. Il y a quelques années tout cela aurait été démodé. Et puis les Gilets jaunes sont passés par là et les lectures de classes se sont multipliées (peut-être un peu trop vite d’ailleurs).

L’analyse d’Astarian et Ferro présente le mérite de nous extirper de la doxa idéaliste contemporaine. Nulle place ici pour les éloges de la complexité de l’individu contemporain perdu dans les méandres de soi-même ou des théories justifiant les quêtes identitaires de la postmodernité. De la place Tahrir à Nuit Debout en passant par « la révolte des tentes » en Israël, beaucoup des grandes luttes sociales contemporaines sont passées au tami d’une grille de lecture interclassiste des dynamiques sociales. La rupture avec le libéralisme est consommée. L’alliance entre les classes s’envisage. L’interclassisme se théorise. Malgré une dialectique des rapports sociaux sûrement trop mécaniste, une définition strictement économiste des rapports entre les groupes sociaux, et un penchant pour l’insurrection sans débouchés politiques tangibles, Astarian et Ferro proposent une théorie des classes sociales, conséquente et actualisée. Rien que pour ça, l’ouvrage vaut le détour. L’approche comparative des conflits sociaux, issue d’une ambition intellectuelle internationaliste, est également un point fort de l’ouvrage.

Prendre au sérieux les luttes de la classe moyenne salariée 

Le postulat de l’ouvrage est que la lutte des classes, théorisée par Karl Marx et Friedrich Engels au XIXème siècle, reste valide comme grille de lecture de la société contemporaine. Cette proposition est évidemment discutable mais elle présente le mérite d’être assumée. Cependant, pour les auteurs, cette grille de lecture doit être réinterrogée pour intégrer la classe moyenne salariée. Les auteurs constatent en effet que les théories marxistes plus traditionnelles ont négligé la spécificité de la classe moyenne salariée pour de mauvais motifs. D’une part, certains orthodoxes ont défendu la thèse de la disparition progressive de la classe moyenne salariée dans un grand prolétariat à la faveur de son déclassement. Cela a pu justifier l’absence de remise en cause de la dualité prolétariat et bourgeoisie. D’autre part, par pureté idéologique, l’alliance interclassiste n’a jamais eu bonne presse chez les partisans d’une ligne prolétarienne.

Pour Astarian et Ferro, cette négligence de la spécificité de la classe moyenne salariée a progressivement déconnecté l’outil d’analyse que constitue la conflictualité entre les classes de la réalité du monde social. Pour y remédier, ils proposent de prendre au sérieux la classe moyenne salariée. Ce parti pris exige de la définir dans des catégories marxiennes. La classe moyenne salariée peut d’abord être définie par sa fonction organique dans le mode de production capitaliste : elle joue un rôle spécifique et indispensable en tant que classe du travail intellectuel et de l’encadrement social, tant dans la valorisation que dans la reproduction du capital. Dans cette perspective marxienne, la classe moyenne salariée ne se réduit donc pas à un agrégat des catégories sociaux professionnels. Pour définir la classe moyenne salariée, il est également nécessaire de faire intervenir le critère de la position de la classe dans le partage de la plus value. A cet effet, les auteurs mobilisent la notion de sursalaire. La classe moyenne salariée reçoit un sursalaire composé de trois composantes : la surconsommation ; la formation de réserve financière pour financer les études permettant sa reproduction ; la formation de réserve patrimoniale pour en faire une classe qui possède quelque chose. Le capitalisme consent à ce supplément de salaire pour payer l’encadrement de la production et de la circulation de la valeur, ainsi que de s’assurer de la loyauté de la classe moyenne salariée. L’existence de ce sursalaire expliquerait aussi la différence dans le rapport de  force entre les classes qui existe entre la classe moyenne salariée et les autres classes : alors que le prolétariat lutte pour le nécessaire, la classe moyenne salariée lutte pour le maintien de ses conditions de vie.

« The proof of the pudding is the eating » : prendre au sérieux la classe moyenne salariée exige de reconnaître la spécificité de ses luttes. L’histoire sociale récente atteste de mobilisations intenses de la classe moyenne salariée : en Iran en 2009, en Israël en 2011 (« La révolte des tentes »), en Turquie en 2013, à Hong Kong en 2014, en France en 2016 avec le mouvement contre la loi Travail. L’ouvrage revient en détail sur ces grands épisodes des luttes sociales contemporaines. A chaque fois, un travail de documentation sert une analyse des rapports de force et des enjeux des demandes sociales en présence. Pour les auteurs, il est impossible d’ignorer les luttes des classes moyennes salariées des différents pays analysés. Partout ces luttes donnent lieu à des manifestations monstres et spectaculaires qui font pâlir d’envie les militants traditionnels et les activistes professionnels. 

Cependant, l’alignement avec les intérêts et l’agenda de la classe ouvrière ou des syndicats qui les représentent n’est pas automatique. Par exemple, le mouvement contre la Loi Travail de 2016 qui a durablement fracturée la gauche française fait l’objet de tout un chapitre. Les auteurs montrent que le conflit social contre la Loi El Khomri a mis en mouvement plusieurs acteurs très différents. Des segments de la classe moyenne salariée se sont rapidement joint aux syndicats ouvriers comme FO ou la CGT. Cependant, ces segments de la classe moyenne salariée ont progressivement diversifié l’objet de la contestation. Rapidement des mots d’ordre éloignés de l’agenda social se sont imposés dans les cortèges de têtes « tout le monde déteste la police », « on vaut mieux que çà » etc. Cette généralisation de l’objet de la lutte sociale à des considérations politiques plus générales culmine avec le surgissement de Nuit Debout. Ce registre de mobilisation est typique de la conception du monde de la classe moyenne salariée en proie à la prolétarisation : déstabilisée par un modèle qui lui avait tant donné auparavant, elle remet en cause l’ordre du monde en général et distingue le leitmotiv de son combat des luttes spécifiques. Le problème est que rapidement cette dispersion palpable entre les mots d’ordre de Nuit Debout et les revendications sociales de syndicats comme la CGT et FO – qui avaient fortement mobilisés leur base autour d’enjeux précis – a conduit le mouvement de contestation dans une impasse stratégique.

Défense du sursalaire et démonstrations de force

L’analyse du positionnement des acteurs dans des conflits sociaux permet de donner une réalité tangible à la lutte des classes. Or, cette réalité est bicéphale. Les auteurs établissent une distinction entre le quotidien de la lutte des classes et le moment interclassiste. S’agissant de la première configuration, les auteurs constatent que la classe moyenne salariée est la plus part du temps associée à la bourgeoisie car ses intérêts s’y prêtent : elle est payée pour agir contre les intérêts immédiats et quotidiens des prolétaires. Au quotidien, elle fait tout pour enrayer la moindre initiative de résistance dans le prolétariat. Mais cette position est purement fonctionnelle : la classe moyenne salariée s’oppose au prolétariat lorsqu’elle remplit sa mission. Lorsque le capital s’en prend aux acquis sociaux de la classe moyenne salariée, elle peut s’associer au prolétariat contre le capital, pour défendre les salaires ou les services publics.

Selon les auteurs, l’apparition d’une troisième classe au sein du monde capitaliste ne modifie pas fondamentalement la contradiction prolétariat / capital qui reste « le seul moteur de l’évolution de la société ». Dans le capitalisme contemporain, la déformation de la plus-value va s’accentuer sous l’effet de la recherche d’une plus value absolue. La classe moyenne est promise à une prolétarisation prochaine. Pour les auteurs, le sursalaire de la classe moyenne salariée est une rente de pouvoir et de savoir qui va être prise d’assaut par le capital. Or, la précarisation du travail est une déstabilisation de la vie. La classe moyenne salariée lutte pour le maintien de son sursalaire alors que le prolétariat lutte pour limiter son exploitation. Surtout, la classe moyenne salariée lutte de manière démonstrative : elle occupe et manifeste. La présence massive de la classe moyenne salariée dans les luttes contemporaines complique sa compréhension : beaucoup de commentateurs croient voir une révolution là où il n’y en a pas ou à voir le prolétariat en première ligne alors que c’est la classe moyenne salariée qui mène la danse. En d’autres termes, ce que les populistes de gauche appellent « Le Peuple » – notamment Mélenchon dans L’ère du Peuple – eux l’identifient surtout à la classe moyenne qui subit le capitalisme contemporain.

L’interclassisme : une lecture dynamique des rapports sociaux

L’interclassisme consiste à ce que deux classes, aux intérêts objectivement contraires, s’associent dans la lutte. Pour que la classe moyenne salariée se mette en mouvement en tant que classe, il faut une crise importante de la valorisation : une crise telle que le niveau de vie de la classe moyenne soit sensiblement dégradé. De telles conditions se répercutent aussi sur le prolétariat, et peuvent donc susciter son entrée en lutte à ses côtés. Pour les auteurs, la marche de la société procède des aléas des rapports entre les trois classes. Cet interclassisme n’est pas mis en mouvement par les forces de l’esprit mais par la dynamique des rapports sociaux. L’une des forces de l’ouvrage tient à la proposition de l’articulation des dynamiques économiques, sociales et politiques. La cohérence du raisonnement défend une vision causale et linéaire de l’enchaînement entre une tendance économique, un engrenage social et un débouché politique.

Or, les auteurs estiment que la dynamique économique contemporaine se caractérise par la recherche de profit dans un contexte de pénurie de plus value. Les études, la vie chère, le logement, le chômage et la sécurité sociale seront les cibles du capital pour garantir un taux de profit des firmes transnationales capable de leur conférer une position concurrentielle dans des oligopoles mondiaux et des marchés dérégulés. Concrètement, cela va générer une hausse de l’endettement et une réduction de la masse salariale, qui vont toucher en particulier la classe moyenne salariée. Les attaques du capital sur le monde social touchent toute la classe moyenne : la prolétarisation de la classe moyenne inférieure, la paupérisation de la classe moyenne centrale et la déstabilisation de la classe moyenne salariée supérieure. Cela se traduit par des batailles politiques : la renationalisation de l’État par le prolétariat et la classe moyenne salariée inférieure, la garantie du sursalaire existentiel dans le cas de la classe moyenne salariée centrale, le maintien de la stabilité de l’emploi de la classe moyenne salariée supérieure. La classe moyenne salariée va alors se livrer à des occupations de places publiques et à des manifestations monstres.

L’interclassisme : porte ouverte à un néo-socialisme ?

L’interclassisme est un moment où les deux classes s’associent dans la lutte. Cependant, pour les auteurs, il est exclu qu’une lutte interclassiste puisse se développer en lutte révolutionnaire par l’approfondissement de sa propre dynamique. La classe moyenne lutte pour l’amélioration de ses conditions de vie – et de son exploitation – pas pour rompre avec lui. La révolution prolétarienne ne se fera pas par l’interclassisme car les revendications exprimées traduisent une demande d’État et non une action d’abolition de l’État.

L’une des particularités des luttes interclassistes est qu’elles ne sont pas des luttes dirigées contre l’État mais au contraire qu’elles lui demandent de réguler le rapport social en leur faveur contre les influences étrangères, notamment celles des firmes multinationales et des organisations supranationales. Dans une perspective communiste, là réside la limite de ces luttes : elles s’adressent à l’État plus qu’elles n’attaquent le capital. La prolétarisation de la classe moyenne salariée inférieure prépare une radicalisation de l’interclassisme : c’est-à-dire une demande croissante d’un protectionnisme d’en bas, d’une renationalisation de l’État et de défense des services publics de santé et d’éducation. L’interclassisme peut ainsi être la matrice d’une nouvelle doctrine socialiste avant la communisation. Par communisation, les auteurs parlent de l’entrée dans une nouvelle phase révolutionnaire, sans en éclaircir les tenants et les aboutissants. L’aspiration insurrectionnelle que les auteurs manifestent à la fin de l’ouvrage est décevante. Elle contraste avec la rigueur de l’analyse antérieure. Plus dommageable encore, elle ferme la porte à l’hypothèse d’un néo-socialisme résolument interclassiste.

Le social reste central, envers et contre tout

Si Critique de la raison populiste5 a, parait-il, été une source d’inspiration de Jean-Luc Mélenchon en 2017, Le ménage à trois de la lutte des classes présente parfois des accents très « rousseliens ». Ainsi, les auteurs, l’écologie n’est qu’une demande nouvelle d’un problème ancien. Elle n’a pas la force d’explication du réel de la question sociale. Surtout, pour les auteurs, elle n’est pas apte à unir le prolétariat et la classe moyenne salariée si elle n’est pas pensée comme l’instrument de la renationalisation de l’État et de la remise en cause de la mondialisation. A long terme, le maintien d’une grande classe moyenne salariée implique un haut rendement énergétique qui permette de réduire la classe agricole et la classe prolétaire. Enfin, pour eux, le souverainisme n’est que l’hypostase petit-bourgeois de la conscience diffuse de l’importance de la renationalisation de l’État pour ne pas dégrader davantage la répartition de la plus value dans l’économie. Il ne constitue pas une recherche en soi. Le souverainisme est une chimère.

Conclusion

L’ouvrage contient de nombreux écueils théoriques et politiques dont la contradiction entre l’économisme de l’analyse menée et le romantisme de l’insurrection prônée est sûrement la plus problématique. Néanmoins, son intérêt principal réside dans l’actualisation d’une lecture de classe des conflits sociaux, qui s’appuie sur une analyse précise de conflits sociaux très divers. En tirant le fil de la piste du « néo-socialisme » que les auteurs évoquent sans s’y attarder, prendre au sérieux la classe moyenne salariée comme un acteur social à part entière apparaît comme l’une des plus importantes conditions de la victoire politique – et électorale – de la gauche. Sans alliance interclassiste entre la classe moyenne salariée et les classes populaires, la perspective d’avancées sociales et progressistes – et même écologistes – se heurteront à une autre alliance constituée des détenteurs des moyens de production et des gros bataillons de la classe moyenne salariée. Pour redevenir majoritaire, c’est à cette première alliance que la gauche devrait consacrer ses efforts dans les prochaines années. La distinction entre la prolétarisation/paupérisation et l’importance de la bataille pour la « renationalisation » des institutions étatiques constituent également des orientations nécessaires pour demain.

Sources :

  1. Bruno Astarian et Robert Ferro, Le ménage à trois de la lutte des classes, classe moyenne salariée, prolétariat et capital, Édition de l’Asymétrie, Toulouse, 2019 – Bruno Astarian s’intéresse depuis quarante ans aux problèmes théoriques du communisme, et à participé à la formation du courant dit de la « communisation ». Il a notamment publié Le Travail et son dépassement (Senonevero, 2001), Luttes de classes dans la Chine des réformes (Acratie, 2009) et L’Abolition de la valeur (Entremonde, 2017). Robert Ferro est, depuis 2012, l’un des animateurs de la revue théorique italienne « Il Lato Cattivo » et du site associé ;
  2. https://www.ifop.com/publication/les-francais-et-la-lutte-des-classes/
  3. Emmanuel Todd, Les Luttes de classes en France au XXIème siècle, Éditions du Seuil, Paris, janvier 2020 ;
  4. idem, page 19 et 20 ;
  5. Ernesto Laclau, Critique de la raison populiste, Éditions Le Seuil, Paris, 2008.

 

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