*Photo: Denis Bourges

RECENSION – Après la décolonisation, les conséquences culturelles de la globalisation, d’Arjun Appadurai

A l’heure où la globalisation subit une crise inédite – et qui sait, peut-être fatale – redécouvrir une pensée iconoclaste et critique envers notre imaginaire politique apparaît plus que bienvenue pour les esprits en quête de vivacité sur la question de la souveraineté mais dérangés par la tentation du formol chauviniste.

Dans cet essai Arjun Appadurai livre l’une des réflexions les plus puissantes du début des années 2000 sur les liens entre la Nation et la globalisation, en explorant leurs composantes culturelles. Publié en français en 2001 dans la collection « essais » de la petite bibliothèque Payot, l’ouvrage de l’anthropologue indien et universitaire américain, aux allures de recueil d’articles éclectique, continue de faire date.

Pour autant, les travaux d’Appadurai percutent beaucoup de convictions et de traditions politiques. Pourquoi prendre autant de pincettes avec ses analyses ? Pour l’essentiel, parce que ses constats désarçonnent facilement ceux qui tenteraient de faire les sourdes oreilles. Que nous dit-il en substance ? En somme, trois choses. Premièrement, l’État-nation occidental est miné par une maladie dégénérative : le nationalisme ethnique.  Ainsi, le nationalisme serbe extrémiste, n’était pas un retour à la barbarie primitive, mais une variante moderne du nationalisme. Deuxièmement, l’ère de l’État-nation est terminée, car le système et l’imaginaire des Etats-nations sont en phase terminale. D’une part, le système des États-nations est fondé sur la répartition de la souveraineté territoriale. Or, aujourd’hui la souveraineté territoriale n’est plus la préoccupation fondamentale de la politique, mais la justice et la liberté culturelle. D’autre part, l’imaginaire de l’État-nation est structuré par le patriotisme,  l’attachement à une culture historiquement et spatialement située ; or les moteurs de l’imaginaire sont désormais globaux : l’immigration transnationale et les mass médias. Troisièmement, l’État-nation doit être dépassé par un réseau complexe de « diasporas séparatistes » qui luttent pour leur liberté culturelle et s’affranchissent des contraintes des nations ; car la justice et la liberté culturelle se passent très bien de l’existence de l’État-nation.

Rétrospectivement, le constat de la mort de l’État-Nation et la relativisation de l’enjeu de souveraineté apparaissent téméraires, sinon erronés. Pourtant, l’essentiel de l’analyse des dynamiques culturelles à l’œuvre et des limites inhérentes à l’idée d’État-nation pourrait enrichir la pensée de ceux qui souhaitent revitaliser une construction politique mis à mal par la globalisation. Enfin, en appuyant sur les plaies mémorielles et les angles morts des traditions politiques occidentales, la pensée d’Appadurai pourrait nourrir une pensée originale sur la Nation : avertie des défis culturels que lui posent la globalisation et néanmoins consciente que les métastases nationalistes ne sauraient être balayées d’un revers de main, certes bien commode mais pour le moins suspect.

I) La globalisation transforme notre rapport à la culture et à l’imaginaire.

Selon l’auteur, les nouvelles technologies de l’information et l’immigration constituent les deux forces du changement des imaginaires dans la globalisation, en créant de nouvelles communautés affectives. L’on assiste à une démocratisation de l’imagination plus qu’à une homogénéisation des cultures.

Ainsi, Appadurai estime que nous vivons « la fin de l’ère de l’État-nation ». Le système des États-nations est profondément perturbé par la globalisation. « L’État Nation lui même approche de sa fin » – il entre dans « sa phase terminale ». C’est le paradigme de la souveraineté territoriale qui est en réalité bousculée. Les moyens de fabrication des imaginaires, à savoir l’immigration et les médias sont maintenant globaux et transnationaux. Nous entrons dans « l’ère des diasporas séparatistes » ( Sikh ; Kurdes ; Tamouls) : « Les diasporas de publics enfermés dans leur bulle, différente les unes des autres, constituent les creusets d’un ordre politique post-national. Elles ont pour moteur de leur discours les médias de masse, et les mouvements de réfugiés, d’activistes, d’étudiants et de travailleurs ».

Mais ce nouvel ordre post-national va être confronté à un défi. « Une telle hétérogénéité est-elle compatible avec un accord minimal sur les normes et les valeurs, sans pour autant adhérer strictement au contrat social libéral de l’Occident Moderne ? » A court terme, l’on constate déjà le développement d’incivilité et de violence. A long terme, libérés des contraintes des Nations, nous pourrions trouver que la liberté culturelle de la justice se passent très bien de l’existence et uniforme de l’État-nation.

II) La globalisation détruit le trait d’union entre l’État et la Nation.

A/ L’apport d’Appadurai est de montrer que la globalisation consiste dans le renouvellement des formes d’interaction et dans l’intensification des relations entre les gens, les images, les machines, l’argent et les idées.

1. Pour l’anthropologue, nous vivons dans un monde globalisé, dans lequel, l’intensité des échanges et les formes d’interactions culturelles se distinguent de celles du passé.

Appadurai construit sa réflexion en puisant dans l’Histoire. Dans le passé les transactions culturelles entre les groupes sociaux était relativement limitées (ex : Chine avant 1989 ; et Japon avant l’ère Meiji). Faute de moyens technologiques adéquat les échanges culturels de longue distance ne se sont maintenus qu’au prix d’effort soutenu (ex : Jésuites en Chine – père Ricci). Avant le XXème siècle, trois sources d’interactions culturelles prédominaient. (i) les échanges commerciaux au long court et les voyages des explorateurs (le marchand) ; (ii) la guerre (le conquérant) ; (iii) les religions expansionnistes (le pèlerin). Le développement des technologies durant le XVIII et le XIXème siècle, a permis d’accélérer, la constitution d’ordres coloniaux complexes, initiés depuis le XVIème siècle. Ces ordres étaient centrés sur les capitales européennes et disséminés à travers le monde non européen. Ce réseau était la base d’un trafic permanent des idées et des populations.

Rupture historique et civilisationnelle majeure, la colonisation occidentale a crée de toutes pièces les nationalismes dans les pays colonisés par l’instruction de masse et la force du « capitalisme de l’imprimerie » ( Benedict Anderson). La diffusion de la lecture comme pratique, chez les peuples colonisés a eu pour corolaire, la destruction des anciennes formes d’échanges culturels (souvent belliqueuse) et la construction d’« ethnicités construites » (nécessairement pacifique). Il s’agissait de construire sur de vastes échelles de domination, une affinité ethnique entre les populations, pour qu’elle puisse communiquer et vivre ensemble, sous contrôle occidental.

Cependant selon l’auteur, le monde de l’imprimé, et donc de la matière a vécu. Le XXème siècle fut marqué par une révolution technologique de l’immatérielle : avènement de la photo, de l’ordinateur et du téléphone. Certes le « village global » se développe, mais surtout, les médias créent des communautés « sans notion de lieu » : un « monde rhizomatique ».

2. Notre rapport au temps change dans la globalisation du capitalisme.

L’un des concepts les plus stimulants de l’anthropologue est celui de « la nostalgie du présent » : c’est être nostalgique d’une époque que l’on a pas vécu. C’est le propre du post-moderne. En effet, notre imaginaire social est largement construit sur des reprises. Par exemple, les Rolling-Stones remplissent des stades de public âgés de 18 ans, sans avoir jamais renouvelé leurs répertoire ; retour de Batman et de Mission Impossible.

Avec « la nostalgie du présent » : le passé n’est plus une mémoire politique ; le passé est une ressource pour le présent ; les signes se détachent totalement de leurs signifiants sociaux. Si votre présent est leur avenir (théorie de la modernisation des pays en voie de développement) et si leur avenir est votre passé (engouement des musiques américaines des années 50 par les philippins contemporains) ; alors il est possible de faire apparaître votre propre passé comme une modalité normalisée de votre présent. Même les États-Unis ne gouvernent plus le monde des images. Ils ne sont plus que le centre d’un réseau trans-national de « paysages imaginaires »

3. Or, selon l’auteur, le principal problème des interactions culturelles, dans la globalisation aujourd’hui, est celui de la tension entre homogénéisation et homogénéisation des cultures.

La « Mc Donaldisation » du monde a bien lieu, effectivement un système culturel global est en train d’émerger ; mais en même temps, il est truffé d’ironies et de résistances.

Plutôt que le spectre de l’américanisation, se qui préoccupe les gouvernements à échelle réduite, c’est l’absorption culturelle par des régimes plus importants en particuliers lorsqu’ils sont proches ( russification de l’ex-Arménie et de l’Ukraine ; japonisation pour les sud-coréens ; indianisation pour les Sri Lankais) ;

Appadurai remarque que la crainte de l’américanisation et la menace de la marchandisation sont généralement exploitées par les Etats Nations pour dissimuler leurs propres stratégies d’hégémonie contre leurs minorités culturelles.

4. Le déclin de l’État-nation résulte largement de la globalisation culturelle.

Croisant les apports des sciences sociales, l’auteur estime que la complexité de l’économie globale est liée à la séparation (« disjonction ») des domaines, économiques, culturels et politiques. Dès lors, la force principale de la globalisation est la déterritorialisation des relations entre ces domaines de la vie sociale. Or l’État-nation s’est construit dans une fusion des projets de la Nation et de l’Etat. Les États capturent et monopolisent les idées sur la nationalité pour renforcer leur domination. Même les séparatismes transnationaux, les plus puissants sont structurés en « communauté imaginée » ou en Nation ; ils sont généralement des nations en quête d’un Etat ( Sikhs ; Tamouls ; Basques ; Sarahouis).

Ainsi, la globalisation tend à détruire la relation (« conjonction »)  de l’État de la Nation, à deux niveaux. Au niveau national, il y a une bataille entre l’État et la Nation pour se cannibaliser l’un, l’autre : la tyrannie de la majorité fait émerger des identités minoritaires contestatrices. A un autre niveau, l’idée de Nation dépasse de plus en plus le cadre donné des États contemporains ( ex : la Nation Kurde est présente sur plusieurs États contiguë).

En conséquence, selon l’auteur, les États-nations sont contestés dans leur maitrise des idées et des images partagées au sein de leurs population par l’arrivée d’idées d’images produites en dehors de lui. S’il s’ouvre trop aux flux globaux, l’Etat est menacé de révolte. Par exemple, en Chine, l’importation des idées de démocratie nourrit la contestation du régime communiste

B) Le recours à l’anthropologie permet de cerner que les flux culturels globaux sont puissants et chaotiques : ils brisent les liens entre peuple, richesse et territoire ; ils séparent la vie sociale de l’imagination.

Appadurai nous rappelle que la globalisation de la culture n’est pas la même chose que son homogénéisation ; elle ne concourt pas à la mise en ordre mais au contraire nous révèlle le chaos dans lequel nous sommes. La dynamique la plus puissance dans la mondialisation est la déterritorialisation. Dès lors, le lien entre vie sociale et imagination est de plus en plus global et déterritorialisée. Or, l’affaiblissement des liens entre peuple, richesse et territoire, bouscule la base de la reproduction culturelle nationale.

III) Comment les États ont-ils construit des imaginaires collectifs pendant et après la colonisation ?

A) Retour sur la « décolonisation » du cricket : symbole du nationalisme indien.

L’auteur revient dans un chapitre important sur les mutations culturelles de son pays natal l’Inde a l’aune de la décolonisation. Il note qu’en plus d’être un processus politique, la décolonisation consiste en deux processus culturels. C’est d’abord, un démantèlement des modes de vie coloniale. Il s’agit aussi d’un dialogue avec le passé et l’héritage coloniaux. L’exemple paroxystique est l’appropriation nationaliste du cricket en Inde. Alors qu’au XIXème siècle, le cricket était un sport qui incarnait les valeurs de l’élite britannique victorienne (la domination masculine ; le gout du sport ; le sens du fairplay ; la loyauté sans faille envers l’équipe ; la subordination des sentiments aux intérêts du groupe) ;  il est devenu au cours du XXème siècle, le symbole du nationalisme indien. Au départ, pour les colons, le cricket était un moyen de socialiser et de fidéliser les élites indigènes dans l’Empire victorien.:. Dès les années 1880, les princes indiens ont financé le développement du cricket, des clubs, des compétitions, pour former des équipes indiennes. Puis au XXème siècle, le cricket est devenu le sport national, en raison de la popularité des « grands joueurs » indiens dans les années 1900 à 1930 au sein de la population et de l’hégémonie médiatique qu’a permis sa diffusion cathodique dans les années 60. Enfin, le cricket a cristallisé « l’érotisme du désir de la nation » chez les indiens. En effet, il fut instrumentalisé par une politique d’État visant à « indianiser » les qualités de la modernité occidentale ( célébrité ; virilité ; glamour ; divertissement).

B) Le nombre dans l’imaginaire colonial

En insistant sur l’importance des procédures administratives dans la construction identitaire Appadurai met le doigt sur un angle mort des étatistes béats. A la faveur de son analyse, il remarque ainsi que les politiques des États peuvent faire naitre des imaginaires dans les populations, pour le meilleur comme pour le pire. Ainsi, l’obsession britannique de classifier la population indienne, dans les recensement notamment, a contribué à réveiller les identités communautaires et nationaliste qui ont en fait miné le régime colonial. En effet, les britanniques se sont efforcé de rationaliser l’Inde mosaïque de culture, a travers une politique, comptable et cadastrale. Par exemple, le recensement indien de 1870 anticipe la politique communautaire focalisé sur les castes, jusqu’en 1931. Par cette politique, l’État colonial tend à générer des communautés énumérés. Le projet colonial d’énumération combattu par Gandhi, lui a survécu : il a dû mourir après avoir vu des indiens se définir « Hindous » ou « Musulmans » se bruler les uns les autres.

IV) Les liens post-nationaux : patriotisme mou et voisinages flous

A) Selon Arjun Appadurai, la Nation, en tant qu’ « alibi de l’État-territorial » constitue «  le dernier refuge du totalitarisme ethnique ».

L’injonction est de mise sous la plume de l’intellectuel indien : « Nous devons nous penser au delà de la nation ». La question qui se pose est donc de savoir si « le patriotisme a-t-il un avenir ? » Le patriotisme est un « sentiment instable », qui ne survit qu’au niveau de l’État-nation. Le patriotisme est contesté, au niveau infra-national comme au niveau supranational. La force du patriotisme résidait d’une part, dans le lien entre le sol et le lieu et d’autre part, dans la vigueur de l’imagination collective des citoyens ( lecteurs de la presse). Mais les nations sont fragiles, car elles sont pluriculturelles.

Dans ce contexte, l’on assiste à un retour du modèle tribal. La globalisation conduit à la constitution d’un ordre mondial dans lequel les États-nations sont et seront obsolètes. Ainsi, le XXIème siècle sera « post-national ». Au niveau historique, une substitution progressive des valeurs de l’État-nation obsolète par de nouvelles formes d’allégeances est de plus en plus crédibles. Sur le plan de l’organisation du système international, il apparaît que ces nouvelles allégeances organiserons les ressources, les hommes et les idées.

Selon l’auteur, le modèle occidental universaliste a échoué et cache mal « la blanchitude » qui le fonde.  Aux États Unis, la racialisation – libérale et multiculturaliste – des minorités conduit de fait, à un repli des minorités vers la « tribu » d’origine. Ainsi, la Nation américaine, est devenu un « fascinant vide grenier » culturel ; un « laboratoire culturel » dans lequel les diasporas du monde entier vont pouvoir puiser des droits, des ressources, des richesses, des idées. La recherche par les États-nations de l’homogénéité de ces citoyens, de la simultanéité de leurs présence, de la consensualité de son histoire, et de la loyauté des citoyens, peut éventuellement être « surmonter » dans ses nouveaux espaces « post-nationaux ».

B) L’essai se termine par l’exploration d’une dimension politique d’une forte actualité avec la crise sanitaire et les tentatives de penser le monde d’après : la production de la localité par l’État-nation est un combat culturel de plus en plus difficile.

La tache de produire une localité, c’est à dire de transformer des espaces géographiques en lieu culturel ayant une dimension symbolique et culturelle forte, sera un combat, de plus en plus dur. La nationalisation de l’espace par l’État sera de plus en plus soumis à des stratégies de résistance, de détournement, d’ironies par les minorités diasporiques. L’isomorphisme du peuple, du territoire et de la souveraineté légitime qui constitue le caractère normatif de l’État Nation moderne est lui même menacée par des formes de circulation des populations immigrées et réfugiées. Car ces populations vont construire sur le territoire de l’État d’accueil un ensemble de représentations et de constructions imaginaires nécessairement différentes de celles de l’État-nation. C’est ce qu’Appadurai appelle «  l’implosion des voisinages ».

 

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