Le 13 mai 2020, l’Assemblée nationale a définitivement adopté la très controversée proposition de loi contre la haine en ligne. L’exposé des motifs de la proposition de loi justifie la nécessité du texte en se saisissant étrangement du concept d’espace public : “Ce qui n’est pas toléré dans la rue ou dans l’espace public ne doit pas l’être sur Internet ». ll y a dans cette phrase une dissociation entre ce qui relève de l’espace public et ce qui relève d’Internet qui interroge et invite à la réflexion critique. Pour Jürgen Habermas, l’espace public ne renvoie pas qu’à des lieux physiques concrets mais correspond désormais à un ensemble d’agencements collectifs et de conventions politiques délibératives ; ensemble qui repose sur des structures sociales et économiques. Un retour au livre référence de Jürgen Habermas apparaît nécessaire pour mieux comprendre les écueils de la conception sous-jacente de l’espace public d’une telle législation, qui prend le risque de renforcer une nouvelle fois l’instrumentalisation de l’espace public par les puissances publiques et privées.

Revenons d’abord à l’auteur de L’espace public. Jürgen Habermas, née le 18 juin 1929 à Düsseldorf, est un représentant de la deuxième génération de la « théorie critique » de l’« École de Francfort » fondée par Max Horkheimer et Théodore W. Adorno. Les travaux de J. Habermas se caractérisent par l’interdisciplinarité, bien qu’il soit possible de les classer dans le champ de la philosophie des sciences sociales. Ses thèses constituent des références majeures des débats contemporains sur la modernité (La technologie et la science comme « idéologie »), le capitalisme (Raison et Légitimité) et la démocratie (Théorie de l’agir communicationnel).

L’ouvrage, L’espace public, constitue un jalon fondateur dans l’œuvre du philosophe allemand. Après avoir obtenu une thèse de doctorat (Dissertation) en 1954 consacrée à L’Absolu et L’Histoire. Du dualisme dans la pensée de Schelling, il est devenu l’assistant d’Adorno à Francfort, dans les années de la refondation de l’Institut de recherches sociales. Entre 1959 et 1961, en pleine « querelle du positivisme » au cours de laquelle il a défendu la place de la philosophie dans les sciences sociales, il a soutenu sa thèse d’habilitation – L’espace public – sous la direction de Wolfgang Abendroth, après le refus de M. Horkheimer de la diriger. Publié en 1962, L’espace public constitue donc un important travail de jeunesse.

Dans L’espace public, Jürgen Habermas tente de rendre compte de l’évolution du débat rationnel concernant la chose publique au sein de la société occidentale, en analysant ses structures sociales et ses principes fondamentaux. La problématique précise de l’ouvrage pourrait être la suivante : comment le principe du débat critique dans l’espace public classique a-t-il été profondément remis en cause au cours des XIXe et XXe siècle ?

En réponse à ce questionnement, la thèse de l’ouvrage se déploie en trois étapes. 

La première est que la société civile bourgeoise a permis l’organisation du débat rationnel entre personnes privées au sujet de la gestion du pouvoir politique. Ce débat était organisé selon le principe de Publicité, à destination d’une opinion, réceptive et critique, c’est à dire publique.

Puis dans un deuxième temps, les contradictions du capitalisme ont impliqué une interpénétration de la Société et de l’État, qui a elle même engendré la sphère sociale. La gestion par l’État constitutionnel de la question sociale a provoqué sa mutation en un État social.

Enfin, dans un troisième mouvement, malgré la démocratisation, l’État social tend à instrumentaliser la publicité de manipulation via les médias de masse pour s’adresser à une opinion devenue non publique, car passive et massive.

I) L’espace public esquisse une théorie générale du débat public dans la société bourgeoise et fait émerger le concept de « l’opinion publique » dans la démocratie de masse.  

L’analyse de Habermas est originale. Elle associe l’apport du matérialisme dialectique dans une philosophie de l’histoire qui s’inspire de celle de Hegel et qui prend en compte les sciences administratives et juridiques (A). En conséquence, il se donne les moyens de penser l’opinion publique dans une démocratie « de masse » (B).

A) Habermas construit une philosophie de l’histoire du débat public structurée par le concept de « sphère publique » et le principe de Publicité

1. Les principes de l’évolution de la « sphère publique »

Au Moyen-Âge, il n’y avait pas de sphère publique au sens institutionnel, car le bien commun n’était pas dissociable de l’intérêt privé du seigneur. Les attributs aristocratiques servaient à représenter le pouvoir non pas pour le peuple, mais devant le peuple. Puis, du XVI et XVIIIe siècle, la différence privé/public s’est cristallisée à travers la distinction Société/État, sous l’effet de la bureaucratisation du pouvoir politique et de la relégation par la Réforme des affaires religieuses dans le domaine privé. En conséquence, s’est créé un espace public — au sens strict de lieu de gestion des affaires de tous — l’État, autonome des affaires privées et religieuses.

Ainsi, dans la modernité, la Société s’oppose à l’État. Le rapport entre, le pôle du domaine des affaires privés (société = famille + organisation du travail) et le pôle du domaine politique (pouvoir = État) des affaires humaines évolue dans le temps.

La Société se divise néanmoins en une sphère privée et une sphère publique. C’est la sphère publique au sein de la Société qui constitue le cœur de l’analyse de Habermas. La traduction française en « espace public » introduit une dimension matérielle voire territoriale qui n’est pas en phase avec la dimension conceptuelle de Jürgen Habermas. Le moteur de la relation entre la Société et l’Etat est l’évolution des rapports socio-économiques.

2. Entre les deux pôles que constituent la Société et l’État se sont fondées les deux premières sphères publiques : littéraire et aristocratique d’abord, politique et bourgeoise ensuite.

Les sphères publiques sont l’ensemble des lieux de délibération rationnelle des personnes privées concernant l’organisation du pouvoir et des intérêts communs des acteurs sociaux. Elles sont publiques car la délibération en leurs sein est structurée par le principe de Publicité des débats issus des Lumières : universalité du message et usage de la faculté critique.

La sphère publique littéraire s’est d’abord manifestée par les clubs de lecture et les salons aristocratiques urbains, ouverts progressivement aux hauts bourgeois. Ces clubs étaient des lieux de débats littéraires, artistiques, culturels, intellectuels, et de véritables lieux d’exercice de la raison critique.

Avec la montée en puissance du capitalisme et du libéralisme, la sphère publique aristocratique et littéraire s’est transformée en une sphère publique bourgeoise et politique. La cause de cette transformation est que le capitalisme moderne a arraché l’économie à la famille. La maison (oïkos) a cessé d’être le lieu de la production de la richesse, au profit de l’usine et de l’entreprise. En conséquence, la famille bourgeoise est devenue à la fois une communauté d’affectation entre êtres libres et une communauté d’intérêt gouvernée par le patriarcat. Dans ce cadre, la famille bourgeoise a été le lieu de l’émancipation psychologique de l’individu.

Dans le même temps, la bourgeoisie commerçante a créé des lieux permanents d’échange d’information économique et financière. Le besoin d’information des commerçants a engendré le développement de la presse et des journaux officiels, comme relais d’informations marchandes. Puis l’exigence de communication et de diffusion de l’information s’est diffusée au sein de la sphère publique littéraire qui s’est peu à peu diversifiée et politisée. En effet, cette sphère littéraire s’est transformée en une sphère publique politique. Les salons sont devenus des clubs politiques dans lesquels les participants débattaient des affaires publiques au regard de leurs convictions politiques et de leurs intérêts économiques. La sphère publique ainsi créée a été le vecteur des intérêts de la société bourgeoise à travers le pouvoir d’État.

3. Les transformations des rapports entre les sphères publiques et l’État bourgeois au cours du XXe siècle ont eu pour effet de subvertir le principe de Publicité en une publicité manipulée par les mass médias et instrumentalisée par le nouvel État Social. 

La transformation de la manifestation d’opinion sur la chose publique au sein des sociétés contemporaines a procédé de deux séries de causes.

En premier lieu, l’interpénétration progressive de la Société et de l’État a engendré une nouvelle sphère publique : la sphère sociale. Deux processus ont été à l’œuvre. Du côté de la famille, la modernité à permis un grand changement avec le développement progressif de l’individualisme. Le premier jalon de cet individualisme a été que la famille devint le lieu de l’intime. Les conditions matérielles s’améliorant, les lieux et les temps de construction de l’intime de l’individu se libère progressivement du regard permanent de la famille. Cette évolution concrète s’est ensuite traduite au niveau des moeurs et a affecté la propre conscience de l’individu par rapport à la famille. Cela a libéré l’individu mais en même temps l’a délié de la tradition qui constituait un vecteur d’intégration sociale. Le second a été l’application de l’idéologie libérale de l’État bourgeois via le droit privé. Elle a conduit à une exposition déstabilisatrice des individus sur le marché du travail et a engendré une précarisation des classes laborieuses en concentrant la puissance économique dans des oligopoles.

En deuxième lieu, la sphère sociale a engendré en son sein une sphère plébéienne qui a fait pression en faveur de l’intervention de l’État dans l’économie et la société, soit l’étatisation progressive de la société. Cette étatisation s’est traduite par la socialisation des risques professionnels, par le développement du protectionnisme et de l’interventionnisme contre les oligopoles. La loi a été l’instrument privilégié par les syndicats et par les pouvoirs publics pour contrecarrer la force du marché. L’étatisation du social s’est accomplie aussi par une privatisation du droit public et par une diversification des outils d’intervention. Elle a impliqué une centralisation de la sphère sociale au sein du pouvoir politique qui a modifié l’État constitutionnel libéral en un État social.

Ces transformations du rapport Société/État ont impacté directement l’organisation de la sphère publique au détriment du principe de Publicité. L’évolution des fonctions politiques de la sphère publique a eu pour conséquence de subvertir le principe de Publicité. Selon Jürgen Habermas le principe de publicité du débat d’idée a été remis en cause par la publicité de la manipulation et de la complaisance. Les médias publics, tels que les agences de presse, se sont réorientés pour faire du marketing et/ou ont inventé la publicité. Cela a accompagné un mouvement de commercialisation des relations politiques qui ont participé à la légitimation du big business, i.e les grandes entreprises et leurs soutiens financiers, qui ont créé des stratégies de consensus permettant de fabriquer artificiellement l’adhésion du public.

L’instrumentalisation du débat public par les pouvoirs politiques et les mass médias s’est alors traduite par le fait que les campagnes d’opinion sont désormais pensées par des publics relations. Cette logique va de pair avec une montée en puissance de l’administration au détriment du Parlement, lieu de débat et d’échange rationnel. La croissance du poids des associations dans la sphère publique est elle aussi problématique pour Habermas dans la mesure où elles ne sont pas représentatives et utilisent des méthodes de manipulation de l’opinion. Les partis politiques agissent de la même manière. Ils ne sont plus des lieux de réflexions et de débat public mais des appareils à mobiliser les électeurs. Il ne sont plus que des partis de masse d’intégration très superficielle. Les partis sont ainsi les lieux de formation de la volonté mais ils échappent aux mains du public. La mise en place d’une politique ne fait pas l’objet d’un débat rationnel et de l’exercice public de la raison. Dès lors Habermas parle d’une désintégration de la sphère publique politique qui n’est plus fondée sur la participation commune à l’exercice de la raison en prise avec les pouvoirs publics.

Par ailleurs, Jürgen Habermas met au jour le déclin de la sphère publique littéraire au profit de la consommation culturelle. Dans la société de masse, la sphère publique littéraire n’existe plus au profit d’un domaine pseudo-public de la consommation culturelle. La culture bourgeoise n’était pas une pure et simple idéologie, au sens marxiste du terme, c’est à dire une fausse conscience qui s’ignore elle-même, elle permettait aussi aux personnes privées d’échanger avec raison et dans le débat hors des circuit de production et de la consommation. Avec les mass médias, la famille ne joue plus le rôle de cercle de propagande littéraire et la culture devient une marchandise dans sa forme et son contenu, ce qui a pour effet d’aliéner le processus d’assimilation par l’individu. La grande presse repose sur le détournement à des fins commerciales de la participation à la sphère publique de larges couches de la population.

B) Une réflexion sur « l’opinion publique » dans le cadre d’une réflexion sur la démocratie de masse 

Le dernier chapitre du livre est consacré au concept d’opinion publique. Habermas conçoit l’opinion publique par opposition à l’opinion non publique. Le critère qui les distingue est celui de la forme de publicité qui les anime. Ainsi si l’opinion publique était mue par le principe de la Publicité critique issue des Lumières, l’opinion non publique ne l’est plus. Or la publicité critique est une contrainte pour le pouvoir politique qui démocratise ses procédures d’exercice du pouvoir et son positionnement vis-à-vis des forces sociales. L’opinion publique est inséparable de la démocratie de masse, car elle reste l’unique fondement reconnu de la domination politique. Le principe juridique de l’État souverain repose sur la fiction du peuple souverain, lequel est médiatisé par l’opinion publique.

L’enjeu de la discussion porte sur la reconnaissance du caractère indispensable de l’opinion publique dans un contexte de changement de la sphère publique politique. Or, l’appréhension psychosociale de l’opinion publique à travers les sondages et institutionnelle à travers les débats parlementaires, sont deux conceptions qui ont en commun de reposer sur le postulat selon lequel le peuple a besoin de médiateur, sociaux ou institutionnels pour assumer un rôle politique d’ampleur.

Pour Habermas, un sondage n’a jamais valeur d’opinion publique. L’opinion publique au sens historique, conceptuel, et empirique doit s’appréhender au regard de la mutation de la sphère publique elle-même. Mais le concept d’opinion publique est essentiel car il constitue le paradigme par lequel peut être pensée la domination politique et l’exercice du pouvoir social dans le cadre de la démocratie de l’État social. Dès lors, c’est la lutte entre les deux formes de Publicité qui permet de saisir la fracture entre l’opinion publique et l’opinion non publique. Au sein de l’espace public s’opposent les opinions non publiques, les opinions quasi-publiques, et les opinions publiques. 

Les opinions non publiques sont les évidences culturelles qui ne sont pas discutées et soustraites à la réflexion personnelle, le récit des expériences sociales fondamentales qui résulte de la socialisation, et enfin les évidences de la culture de masse qui sont éphémères et tributaires des commentaires interpersonnels concernant la consommation culturelle, les flux de l’information et de la propagande médiatiques.

Les opinions quasi-publiques sont les opinions formelles qui se diffusent au sein de cercles restreints, au carrefour de la presse intellectuelle et des organes consultatifs ou de manipulation en rapport avec le pouvoir politique (gouvernement, commissions gouvernementales, bureaux des partis, comités des organisations, conseils d’administration, secrétariat des syndicats…). Ces opinions sont diffusées aux personnes publiques organisées par les mass médias par la Publicité de démonstration et de manipulation, dans le seul objectif de s’assurer l’adhésion plébiscitaire d’un public vassalisé.

Pour devenir des opinions publiques dans la grille de lecture d’Habermas il faut que s’opère une médiation entre l’opinion d’une personne privée et le débat organisé selon le principe de Publicité au sein d’organisations délibératives. Ainsi la définition de l’opinion publique est essentiellement comparative, au regard de la distinction des opinions de la masse inorganisée et des opinions des membres des organisations de débat.

II) Critique et actualisation de l’Espace Public 

A) Une vision pessimiste de l’histoire ? 

La critique principale de « l’Espace public » est que la subversion du principe de Publicité hérité des Lumières par l’État social s’inscrit dans une vision pessimisme de la Modernité, héritée de l’Ecole de Francfort. Toutefois, Jürgen Habermas n’a pas intégré l’évolution spectaculaire des stratégies et des techniques de manipulation de l’opinion durant la première partie du XXème siècle, à rebours de Max Horkheimer et de Th. W. Adorno dans La dialectique de la Raison. Par ailleurs, cet ouvrage de Jürgen Habermas a été critiqué dans sa dimension normative. De fait, ce modèle ne fonctionne pas dans un contexte autre qu’européen.

B) Une réception féconde du concept d’espace public. 

Pour autant, le concept de « sphère publique » en tant que prémisse de la démocratie, puisque vecteur de la délibération du peuple, a connu un immense succès dans toutes les sciences sociales. De l’anthropologie aux sciences de la communication, en passant par l’histoire et la sociologie, l’appropriation a été générale. Dans ses travaux postérieurs, J. Habermas est revenu sur la dégénérescence de l’espace public sous l’effet des mass médias (notamment dans Théorie de l’agir communicationnel et Droit et Démocratie), en rapprochant le principe de publicité de la délibération démocratique. En réaction à l’article de Paolo Flores D’Arcais Onze thèses contre Habermas publié dans la revue Le Débat en 2008 (2008/n°5), Jurgen Habermas, a repris le concept de la sphère publique politique en l’intégrant dans les théories de la justice. Désormais, l’espace public se conçoit comme l’ensemble des agencements collectifs et des conventions politiques délibératives. En effet, l’usage public de la raison des citoyens dans la sphère politique publique, dominée par les médias de masse, est la condition pour que la politique garde un caractère démocratique dans nos sociétés colonisées par le marché. Il s’agit de résoudre des problèmes dans l’égal intérêt de tous les citoyens c’est à dire de manière pertinente et juste.

Ce détour par la pensée de Jürgen Habermas permet de mieux saisir ce qui ne vas pas lorsque l’État s’immisce dans l’une des nouvelles composantes de la sphère publique, Internet, pour réguler la manifestation des opinions critiques. La critique argumentative était – et demeure – l’idéal des Lumières. Sa réalisation est passée par une certaine idée des libertés publiques certes institutionnalisée mais également mise à mal par les tentatives répétées de l’État de contrôler les moyens par lesquels le public construit son opinion et l’opinion publique ses représentations. Dans ce contexte, la loi Avia organise un nouveau régime des modalités d’expression en ligne qui risque de questionner l’effectivité des libertés individuelles.

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