L’avocat pénaliste Pierre-Eugène Burghardt revient sur la vision de la sécurité et des libertés publiques dont la proposition de loi relative à la sécurité globale est porteuse. Il y voit la déclinaison concrète et renouvelée d’une conception libéral-sécuritaire de l’ordre, qui tranche tant avec une conception républicaine de la sécurité, qu’avec une vision conséquente de la liberté. Pour l’auteur, la sécurité du quotidien mérite mieux que cette mise en scène politique.
« Nos concitoyens doivent être plus impliqués de manière beaucoup plus systématique dans leur sécurité pour promouvoir une société de vigilance.1» : il y a deux ans déjà – dans un discours du 18 octobre 2017 – devant les forces de sécurité intérieure, le président de la République, Emmanuel Macron, avait appelé de ses vœux à une transformation profonde des rapports de la société française à la sécurité. Actant une remise en cause de la sécurité collective par le terrorisme et la délinquance, le chef de l’État avait alors proposé une vision de la sécurité assise sur la responsabilisation individuelle, c’est à dire la vigilance de chacun.
La proposition de loi relative à la « sécurité globale » déposée le 20 octobre 2020 au bureau de l’Assemblée nationale, actuellement débattue au Parlement, reprend cette inspiration initiale. Elle porte en elle des régressions contre les libertés publiques qui témoignent que nous rentrons, sans doute, dans une nouvelle ère de vigilance qui n’est pas sans rappeler le panoptique du philosophe utilitariste Jeremy Bentham. On ne peut s’empêcher de rapprocher l’accroissement et la diversification des moyens de surveillance prévus par cette loi, comme les drones, du système architectural imaginé par Bentham qui consiste à maximiser la conscience du contrôle tout en minimisant l’exercice effectif de cette mesure. L’individu se sachant susceptible d’être surveillé devrait s’autoréguler quand bien même ce contrôle ne serait pas effectif. Cette injonction à la mobilisation permanente du citoyen dans le discours du président de la République fait écho aux écrits de Michaël Foessel sur la vigilance individualisée. Pour le philosophe, cette vigilance n’est qu’une conséquence de l’évolution de l’État-Providence vers un nouveau modèle libéral-sécuritaire. Dans une récente recension2, nous retenions de son analyse que : « dès lors que l’État-providence n’est plus perçu comme une institution protégeant efficacement les citoyens, la nécessité d’être sur ses gardes se déploie comme un imaginaire commun. S’érige alors, par la multiplication des signaux de vigilance et de sollicitation quotidienne, une « communauté de la peur » dans l’espace public. Être vigilant, c’est envisager le réel depuis les menaces qui pèsent sur lui et dans le souci de la conservation. La vigilance sert le pouvoir de l’expertise et construit un futur sans avenir dans lequel la conservation est le seul horizon face aux menaces ». En choisissant de gommer les accents libéraux de la campagne du candidat Emmanuel Macron, la majorité présidentielle achève sa mue vers une doctrine davantage sécuritaire et un ordre tourné vers des valeurs traditionnelles, très proche des thèses conservatrices.
1°/ La proposition de loi relative à la sécurité globale décline une vision conservatrice du continuum de sécurité.
La proposition de loi relative à la sécurité globale s’inscrit dans le prolongement d’un rapport parlementaire de septembre 2018 intitulé « dans un continuum de sécurité vers une sécurité globale 3» qui entendait promouvoir un accroissement de la « coproduction de la sécurité » autour de l’idée « d’une participation de tous à la construction et à la mise en œuvre d’un dispositif où chacun est mobilisé en vue de l’objectif commun » à savoir la sécurité des Français. À coup de formules creuses, ce rapport préconise une privatisation accrue de la sécurité de nos concitoyens au profit d’acteurs mus par des logiques de marché. Deux axes se dégagent du rapport, dont un en filigrane. Le premier consiste en une privatisation de l’exécution des missions de l’État: « la mission propose d’associer les sociétés privées de sécurité à certaines activités actuellement exercées par les services de l’État, comme c’est de plus en plus régulièrement le cas ». Le deuxième axe notable concerne la cyber-sécurité. Favorable à la cyber-surveillance sous licence privée, le rapport recommande de : « Faire de la prévention des cybermenaces une spécialité dans le domaine de la sécurité privée ».
La proposition de loi relative à la sécurité globale, application pratique de ce rapport, s’emploie ainsi à accroitre et à « maximiser les synergies » qui existent entre le secteur de la sécurité privée, la police municipale et les forces de l’ordre sur le plan national. Trois principaux volets de la proposition de loi peuvent être dégagés. D’une part, un premier volet consacre des dispositions de coordination et de délégation entre ces différentes entités avec notamment la création d’une police municipale à Paris. D’autre part, la proposition de loi favorise grandement tout ce qui se rapporte à la surveillance de l’espace public (drones, caméras piétons, départages d’images entre les différentes forces de sécurité publique notamment dans les transports en commun). Enfin, le troisième volet consiste en des dispositions supposées protectrices pour l’intégrité des agents de la force publique (absence de remise de peine pour les auteurs de violence sur les forces de l’ordre et le délit de prise d’images de ces derniers à des fins malveillantes).
La coopération entre ces différents opérateurs de la sécurité devient, à la lecture de ce texte, le facteur déterminant pour l’amélioration de la sécurité des Français. Le législateur choisit, pour ce faire, la déconcentration des pouvoirs de police qui étend, en partie, à la police municipale des compétences relevant exclusivement de la police judiciaire (articles 1, 2 et 3 de la proposition de loi) et qui, plus inquiétant, favorise une certaine forme de privatisation de la sécurité publique pour des missions normalement dévolues à la même police judiciaire (article 8 de la proposition de loi).
Le sujet de la police municipale et de la privatisation de certaines questions de sécurité s’avère particulièrement clivant et offre l’opportunité à la majorité présidentielle de se présenter comme le parti de l’ordre. On rappellera, cependant, que les États-Unis, pays souvent cité par une partie de la droite pour réclamer un « patriot act » à la française, a fait le choix de ne pas privatiser les contrôles de sécurité dans ses aéroports et de les confier à une agence nationale la Transportation Security Administration. En réalité, La République en Marche rejoint une vision quasiment similaire à celle d’une partie de la droite qui voudrait voir sur l’ensemble du territoire des collectivités impliquées dans la répression de la délinquance au moyen d’une police municipale armée et aidée par la vidéosurveillance. Le courrier du Ministre de l’intérieur au Maire de Grenoble du 28 août 20204 est à cet égard particulièrement éclairant sur la réalité du clivage et explique sans doute pourquoi cette proposition de loi entendait, à l’origine, rendre obligatoire l’armement de toutes les polices municipales sur le territoire.
2°/ Texte d’opportunité qui s’apparente à un projet de loi déguisé, la proposition de loi sécurité globale ne convainc pas sur le plan juridique et procédural.
La lecture de la proposition de loi de sécurité globale donne le sentiment qu’il s’agit d’un texte d’opportunité visant non pas à compléter et à perfectionner la sécurité du quotidien mais plutôt répondant à la crise de confiance que traversent les forces de l’ordre vis-à-vis de l’exécutif. Il est regrettable que sur ce sujet, la doctrine du maintien de l’ordre et le traitement judiciaire qui s’en suit soient prisonniers d’une coloration répressive qui se nourrit de vieilles passions au détriment de la raison.
L’audition du ministre de l’Intérieur par la Commission des lois dans le cadre de l’examen de ce texte est particulièrement symptomatique, puisque pour justifier de l’interdiction de prises de vue des forces de l’ordre, ce dernier fait référence au drame de Magnenville tout en reconnaissant que « nous ne savons pas si les réseaux sociaux ont inspiré cet attentat ».
Sous la pression, le même ministre a souhaité annoncer que cette proposition de loi allait être amendé pour garantir la liberté de la presse, ce qui laisse véritablement dubitatif sur la préservation de l’équilibre sécurité-liberté et démontre une nouvelle fois la portée « clientéliste » de cette proposition de loi.
La censure du Conseil constitutionnel ne peut aujourd’hui être totalement écartée eu égard au caractère friable de ces dispositions. Outre le délit de prise d’image prévu à l’article 24, il n’est pas plus justifié la suppression des remises de peine pour les auteurs de violences sur les forces de l’ordre. Cette disposition revient sur le principe constitutionnel d’individualisation des peines5 et sur le pouvoir d’appréciation du juge d’application des peines, prévu pourtant aux articles 707 et 721 du Code de procédure pénale, alignant ainsi ce régime sur celui autrement plus grave des infractions à caractère terroriste. Ce dispositif, qui s’inscrit en contrepied de l’objectif premier de réinsertion, se justifie par la dangerosité et le risque tout particulier que fait peser, sur la société, le condamné pour des faits de terrorisme, degré de dangerosité qui ne se retrouve pas dans les faits de violences sur les forces de l’ordre.
C’est même à se demander si le Gouvernement, conscient de l’indigence juridique de son texte prend le risque de le voir intégralement censuré et cela afin de montrer à une partie de l’électorat que le Gouvernement est ferme sur les problématiques sécuritaires, logique qui a pu se manifester lors de la censure quasiment intégrale de la loi du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet.
Enfin, la procédure législative choisie tend à remettre en cause une certaine vision de la sincérité du débat parlementaire – ce qui n’est pas nouveau sous la Vème République mais prend ici une tournure tragique. On ne peut que regretter, tout d’abord, que l’absence d’obligation d’étude d’impact et d’examen par le Conseil d’État des propositions de loi apparaisse comme l’un des pivots de la stratégie législative de la majorité parlementaire et du Gouvernement. Ainsi, rien ne permet de s’assurer si ces mesures contribueront à renforcer la sécurité des français puisqu’aucune étude d’impact n’a été réalisée comme l’a justement dénoncé la députée socialiste Cécile Untermaier lors du passage du texte devant la Commission des lois. Le choix d’une procédure accélérée, ensuite, traduit bien, encore une fois, la précarisation du débat parlementaire. Dans le cas présent, la procédure accélérée risque d’entraver sérieusement la tenue d’un vrai débat parlementaire sur le rôle des municipalités dans la production de la sécurité et démontre une volonté d’affichage et de rapprochement nette avec la droite de l’hémicycle. L’affaire tourne, enfin, à la mascarade, quand le gouvernement inclus durant le processus législatif des amendements aussi importants que le fameux article 24 de la proposition de loi, usant de son pouvoir constitutionnel d’amendement, une fois encore, non soumis à l’obligation d’une étude d’impact ou à l’avis préalable du Conseil d’État. Toutes ces petites stratégies législatives donnent le sentiment d’assister à une initiative parlementaire déguisée pour mieux esquiver les contre-pouvoirs institutionnels prévus par la Constitution.
3°/ Mettre à l’agenda la thématique de la sécurité obéit d’abord à un objectif politique en vue des prochaines échéances électorales.
Plutôt que de privilégier l’élaboration d’un texte d’affichage à coloration répressive, le législateur aurait pu faire le choix de réviser les dispositifs légaux existants pour y insérer des mesures visant à optimiser la sécurité des Français au quotidien. La loi de renseignement du 24 juillet 2015 aurait ainsi pu être retouchée pour y intégrer de nouveaux dispositifs techniques à l’instar des drones comme le propose justement Floran Vadillo6. Cette « rénovation législative » aurait eu le mérite de cantonner ce dispositif invasif pour la vie privée à la seule matière du renseignement et éviter sa généralisation dans l’espace publique notamment à l’occasion de rassemblements et de manifestations.
Ce choix délibéré s’inscrit dans un momentum défavorable aux libertés publiques qui n’est pas nouveau comme le rappelle Vincent Sizaire : « l’histoire de notre système répressif peut être lue comme le fruit de cette opposition, jamais dénouée, entre tradition libérale et républicaine et tradition autoritaire »7. Le président Emmanuel Macron semble avoir désormais tranché en faveur de la seconde puisqu’il déclarait le 26 février 2019 que lorsque l’on « va dans des manifestations violentes on est complice du pire ». Cette escalade dans le maintien de l’ordre, très éloignée de la désescalade prônée notamment outre-Rhin, ainsi que l’aveuglement sur les violences policières que l’on retrouve dans le dernier livre blanc consacré à la sécurité, s’inscrit durablement dans un mouvement défavorable aux libertés individuelles.
Par cette proposition de loi, la majorité présidentielle envoie un signal à tous les Français dont la préoccupation principale demeure la sécurité. Le choix de recourir à une loi et de généraliser ces nouveaux dispositifs techniques dans le cadre de la sécurité du quotidien est donc un choix clairement assumé par l’exécutif, qui rappelle l’influence de Nicolas Sarkozy chez Emmanuel Macron et Gérald Darmanin. Pourtant, la vision de la sécurité qui est à l’origine de ces évolutions législatives est dangereuse pour l’équilibre de notre modèle démocratique. Elle accélère l’instauration d’une société de vigilance, dont on peut craindre qu’il sera un thème dominant lors de la présidentielle de 2022.
4°/ La sécurité du quotidien mérite mieux qu’une mise en scène politique.
Personne ne peut aujourd’hui raisonnablement avancer qu’il convient de ne pas soutenir les forces de l’ordre dans leur mission du quotidien ou que l’impératif de sécurité impose une militarisation rampante de la société française.
La sécurité du quotidien, devenue une des préoccupations principales des Français, doit être l’objet d’un vrai débat de fond et d’une évaluation apartisane es dispositifs de sécurité en vigueur.
On ne peut pas prétendre déléguer à la police municipale des missions normalement dévolues à la police judiciaire, si on ne donne pas les moyens aux communes d’exercer efficacement cette mission et qu’il s’agit en réalité d’une énième mesure d’économie.
A cet égard, la position d’équilibre choisie par la Maire de Paris Anne Hidalgo, qui souhaite une police municipale du quotidien mais dotée d’armes non létales, est intéressante et vise précisément à circonscrire la mission de cette police municipale aux incivilités du quotidien. Cette évolution de la doctrine sécuritaire de la Mairie de Paris s’appuie sur un constat simple : depuis les évènements dramatiques du 13 novembre 2015, la police nationale est de plus en plus sollicitée sur des missions de lutte contre le terrorisme et d’endiguement de la grande criminalité (banditisme, stupéfiants…). La mise en place d’une police municipale vise donc précisément à soulager les forces de l’ordre sur l’incivilité du quotidien comme la salubrité ou les tapages nocturnes, comme c’est déjà le cas par exemple à Bordeaux, et cela afin qu’elle puisse se consacrer pleinement à ces missions d’une particulière gravité.
Il n’est donc pas trop tard pour associer la nécessaire préservation des libertés individuelles et la lutte contre la criminalité, notamment en matière de terrorisme. Au contraire « lutter efficacement contre le terrorisme et garantir le respect des droits de l’homme ne sont pas des objectifs concurrents, mais complémentaires » comme le rappelle justement les rapporteurs des Nations unies à l’occasion de l’examen de la proposition de loi de sécurité globale8. Cette vision, affirmée dans les conventions internationales dont la France est signataire9, permet d’appréhender ce phénomène sous sa globalité puisque le terrorisme se nourrit de la défaillance des droits humains et « vise la destruction même des droits de l’homme, de la démocratie et de l’Etat de droit »10.
Construire une politique de sécurité efficace ne peut donc aujourd’hui s’envisager sans associer pleinement le citoyen, non pas au travers d’une privatisation des missions de police et d’une extension indéfinie des moyens de surveillance, mais plutôt en adoptant une approche pragmatique et transparente permettant de restaurer la confiance dans les forces de l’ordre et de mieux redéfinir la répartition des missions entre police nationale et police municipale.
La société française mérite mieux qu’une ère de la vigilance qui renforce la défiance entre les citoyens.
Pierre-Eugène Burghardt
sources :
- https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2017/10/18/discours-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-devant-les-forces-de-securite-interieure
- https://hemispheregauche.fr/la-vigilance-faux-nez-de-la-souverainete-recension-de-letat-de-vigilance-de-michael-foessel ; recension de Michaël Fœssel, État de vigilance, critique de la banalité sécuritaire, Le Bord de l’Eau, Lormont (France), 2010, 160 p.
- https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2018/09/rapport_de_mme_alice_thourot_et_m._jean-michel_fauvergue_deputes_-_dun_continuum_de_securite_vers_une_securite_globale_-_11.09.2018.pdf
- https://www.francetvinfo.fr/politique/gerald-darmanin/dealers-a-grenoble-gerald-darmanin-repond-au-maire-et-estime-que-l-excuse-sociale-ne-peut-pas-tout-excuser_4087617.html
- « Le principe d’individualisation des peines qui découle de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 », Conseil constitutionnel, 22 Juillet 2005 – n° 2005-520 DC.
- Une seconde loi du renseignement ? Pour une main tremblante mais des idées claires, Floran Vadillo, Hétairie, 9 mars 2020.
- Des sans-culottes aux « gilets jaunes », histoire d’une surenchère repressive, Vincent Sizaire, Le Monde Diplomatique, avril 2019. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/04/SIZAIRE/59748
- Rapport des Nations Unies du 12 novembre 2020 portant sur la loi de sécurité globale.
- Au premier rang desquelles la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme.
- Droits de l’Homme, terrorisme et lutte antiterroriste, Fiche d’information n°32, Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme, Novembre 2009.