Une classe écologique peut-elle émerger ? Retour sur le mémo de Bruno Latour et Nikolaj Schultz
Dans Mémo pour une nouvelle classe écologique (2022), Bruno Latour et Nikolaj Shultz s’adressent aux “membres des partis écologistes et à leurs électeurs présents et à venir” et tentent de répondre à une question : comment faire émerger une telle classe ?
La présente note de lecture reprend donc le plan de l’ouvrage qui est un cheminement sur les conditions matérielles de formation de ce nouvel acteur – la classe écologique – à qui les auteurs souhaitent voir confier les rênes du changement historique.
Luttes de classes et luttes de classements
Le point de départ de l’analyse consiste à affirmer le caractère conflictuel de la nature. La nature divise. Parler de la nature, ce n’est pas “signer un traité de paix” avec elle, c’est au contraire reconnaître l’existence d’une multitude de luttes sur tous les sujets possibles de l’existence quotidienne, à toutes les échelles et sur tous les continents.
Pour autant, en dépit de la prolifération de ces conflits « géo sociaux », les écologistes ne sont pas aujourd’hui ceux qui définissent autour d’eux, à leur manière et dans leurs propres termes, l’ensemble des alliés et des adversaires du champ politique.
Latour et Schultz l’expliquent d’abord par la très grande hétérogénéité et la pluralité des conflits écologiques qui seraient sa force – car l’écologie est engagée dans “une exploration générale des conditions de vie qui ont été détruites par l’obsession de la production” – mais aussi sa faiblesse dans la mesure où “l’écologie est partout et nulle part” et que le travail d’unification est inabouti.
Dès lors que cet état de guerre généralisé est reconnu, la tâche que l’écologie politique a devant elle est l’émergence d’une “classe écologique”. Cette émergence procède bien sûr d’un travail descriptif permettant aux gens de se positionner dans le monde qu’ils habitent (ce que Karl Marx appelle la classe sociale “en soi”) mais elle est aussi indissociable d’une vocation performative (la classe sociale ”pour soi”). La description d’une classe sociale est liée au projet qu’elle entend incarner.
Dans ce contexte, nous disent Latour et Schultz, les classes sociales traditionnelles sont ré-interrogées et fragilisées par l’émergence de la question écologique. Cela signifie que des gens qui appartiennent à la même classe sociale se sentent étrangers à leurs pairs dès lors que la question écologique apparaît. En ce sens, faire émerger une classe écologique c’est accepter une “lutte des classements” et trouver des critères de distinction qui traversent – parfois rejoignent – les traditionnels conflits de classe.
Une prodigieuse extension du matérialisme
Fondamentalement, l’écologie se place dans une continuité historique des luttes des sociétés pour résister à l’économisation de tous leurs liens. Parce qu’elle conteste la notion de production, on doit même dire que la classe écologique amplifie considérablement le refus général d’autonomiser l’économie au dépens des sociétés.
En admettant cette continuité, Latour et Schultz indiquent que, pour autant, “l’écologie a raison de ne pas se laisser dicter ses valeurs par ce qui est devenu une forme de réflexe conditionné”. Ils parlent ici de la grammaire des luttes anticapitalistes classiques. La classe écologique doit définir; disent-ils, “le sens de sa propre histoire”.
Certes, elle doit faire sienne l’héritage matérialiste, mais ce n’est plus la même matérialité. Le marxisme décrit de manière relativement claire la manière dont la société se reproduit puis classe la façon dont les acteurs sont situés de façon antagoniste dans le processus de (re)production. L’écologie ne se borne pas à la production et la reproduction des sociétés. Les systèmes de production se sont accélérés si fortement qu’ils ont déstabilisé le “système Terre” et le climat lui-même. A l’ère de l’anthropocène et de la “grande accélération”, le système de production est devenu un système de destruction. Être matérialiste aujourd’hui c’est prendre en compte, en plus de la reproduction des conditions matérielles favorables aux humains, les “conditions d’habitabilité” de la planète Terre.
Celles-ci obligent à considérer, non seulement ce que l’économie politique des partis traditionnels cherche à simplifier sous le nom de ressource, mais une nouvelle réalité matérielle de la planète. L’économie dirigeait son attention vers la mobilisation de ressources en vue de la production, mais existe-t-il une économie capable de se retourner vers le maintien des conditions d’habitabilité du monde terrestre ? Autrement dit, de tourner le dos à cette attention exclusive pour la production pour la réencastrer dans la recherche des conditions d’habitabilité ?
Pour les deux auteurs, en se détournant de l’attention exclusive pour la production, on amplifie la résistance de la société à l’économisation. Ils notent que de nombreuses luttes du XXe siècle se menaient d’ailleurs en dehors de la production et au nom du refus de son extension : “l’abolition de l’esclavage, la sécurité sociale, le droit de vote pour tous, l’éducation gratuite ne sont pas à proprement parler des questions d’organisation de la production matérielle” comme l’affirme Lucas Chancel qui est mentionné dans l’ouvrage.
Elles sont, selon Latour et Schultz, les expressions vitales de l’impossibilité pour une société humaine de se laisser définir par la seule économisation. Partant de là, en critiquant les limités du matérialisme d’inspiration marxiste, les écologistes peuvent revendiquer renouveler les traditions de lutte contre l’économisation en amplifiant cette dernière.
Les auteurs y voient une forme de passage de témoin entre l’histoire de la gauche émancipatrice et l’écologie politique. “Le signe que cette reprise a bien eu lieu, c’est que les militants écologistes sont plus nombreux à se faire assassiner que les syndicalistes.”
Le grand retournement
Latour et Schultz s’interrogent ici sur les raisons pour lesquelles la certitude de la catastrophe, sa connaissance dans de large pans du monde social ne conduisent pas à l’action mais plutôt à la paralysie.
Ils notent une différence fondamentale avec, par exemple, les périodes de guerre et plus largement les périodes précédentes. “Les énergies embrayaient efficacement sur les idéaux ; comprendre la situation suffisait à mobiliser.”
Il existe aujourd’hui un désalignement entre l’engagement et la connaissance de la catastrophe. Or “c’est le devoir de la classe écologique de diagnostiquer la source de cette paralysie et de chercher un nouvel alignement entre les angoisses, l’action collective, les idéaux et le sens de l’histoire.”
Les auteurs indiquent que cette paralysie vient du fait que dans les périodes antérieures, il s’agissait de croître et de partager plus justement les fruits de la production. A partir du moment où la production devient destruction, l’appareillage mental, moral, organisationnel, juridique des sociétés et des individus devient défaillant. Les individus, privés de direction, en restent à l’angoisse et à l’impuissance. La classe écologique doit donner une inflexion décisive pour réorienter les énergies : donner la priorité au maintien des conditions d’habitabilité de la planète et non pas au développement de la production.
Elle implique la reconnaissance que le système de production est lui-même enveloppé, entouré, cerné dans une organisation qui est le produit de milliards d’années de vie sur terre et qu’il s’agit de favoriser l’engendrement nécessaire au maintien des conditions de vie.
Le fait de restreindre la place des rapports de production est la ligne de clivage fondamentale de la nouvelle classe écologique : “le grand retournement”. La question clé n’est plus la seule question des conflits de classe à l’intérieur du système de production mais celle de la relation nécessairement polémique entre maintien des conditions d’habitabilité et système de production.
La classe écologique se définit ainsi dans la jonction dans la même enceinte “du monde où l’on vit et du monde dont on vit” selon la formule de Pierre Charbonnier.
Une classe à nouveau légitime
En allongeant l’horizon de l’action, la classe écologique est plus rationnelle et, de ce fait, plus légitime pour donner un sens à l’histoire et approfondir le processus de civilisation. Elle peut devenir, pour Latour et Schultz, la classe-pivot au sens de Bruno Karsenti autour de laquelle s’organise la répartition des positions politiques.
Selon les auteurs, la classe écologique est légitime à critiquer libéraux, réactionnaires et mêmes socialistes au motif qu’ils ont échoué à prévoir la catastrophe et à l’éviter. Le rapport au sol des globalisateurs comme des réactionnaires est stérile car déconnecté des questions d’habitabilité. Les réactionnaires ne définissent le sol que par l’identité, par “la terre et les morts” selon la formule de Maurice Barrès, et non par les vivants, innombrables, qui lui donnent sa consistance. Les globalisateurs ne le voient que comme une ressource à intégrer dans le processsus de production.
Si l’on peut admettre avec les auteurs que l’écologie en posant la question de l’habitabilité fait un saut déterminant dans l’histoire des idées, force est de constater qu’une réflexion sur la distribution de cette habitabilité pose de nouvelles questions qui réactivent les clivages classiques de la pensée politique. Ainsi, la distribution de l’habitabilité fait-elle l’objet d’une lutte des classes transcendant les appartenances nationales (positionnement en fonction de la répartition de la plus value dans un système économique) ou d’une lutte politique nationalisée (positionnement en fonction d’un intérêt commun dans un système géopolitique) ? Autrement dit, la prise en compte des questions d’habitabilité engendre-t-elle l’écosocialisme ou l’éconationalisme ?
Un désalignement des affects
Comment comprendre cette “drôle de guerre” où la menace est partout, le péril identifié et où l’action est introuvable ? Dans ce chapitre, les auteurs poursuivent l’exploration de cette question. Comment rediriger les émotions de culpabilité, d’embarras en émotions positives ? Comment échapper à l’idée d’une écologie qui serait punitive sous le seul prétexte qu’elle rappelle à l’homme la notion de limites.
Latour et Schultz défendent le fait que s’émanciper change radicalement de sens quand il s’agit de s’habituer à dépendre de ce qui nous fait vivre. L’émancipation ainsi posée contredit la passion moderne du dépassement continu des barrières puisqu’il s’agit de rester dans l’enveloppe, le cadre du système Terre.
Un autre sens de l’histoire dans un autre cosmos
“Nous ne sommes plus chez nous”. Les époques précédentes savaient où elles allaient car elles se modernisaient. Aujourd’hui, le sol est friable. Le monde matériel n’est plus stable et prévisible. C’est la notion même de “progrès” qui est atteinte. La pandémie souligne la difficulté qui est la nôtre à s’ajuster à ce nouveau cosmos, à ce nouveau régime climatique. Il y avait un cadre qui ne réagissait pas à nos actions. Il réagit désormais et à toutes les échelles : virus, climat, humus, forêt, insectes, microbes, océans, rivières. Nous sommes, disent les auteurs, comme les anciens “sauvages” saisis par la modernisation qui dévastait leur monde. Sauf que c’est un processus de “démodernisation” qui est à l’œuvre sous nos yeux.
La classe écologique est potentiellement majoritaire
Les auteurs cherchent dans ce chapitre à identifier de qui pourrait être constituée cette nouvelle classe écologique. Ils citent d’abord les prolétaires, qui appartiennent aux traditions socialistes, du fait de leur rôle dans la production de la richesse, sans d’ailleurs véritablement expliquer comment ce basculement s’effectue. C’est semble-t-il un point de faiblesse du raisonnement puisqu’il n’est pas évident que ceux qui sont le plus en contact avec la production, ceux qui tirent un orgueil professionnel de leur capacité à manipuler la matière et à la transformer, soient naturellement enclins à changer de paradigme. Latour et Schultz évoquent ensuite les mouvements féministes qui se sont révélés en montrant le lien entre l’avènement de l’économie et l’écrasement des femmes et qui, de ce fait, se couleraient naturellement dans cette classe écologique. De même, les mouvements postcoloniaux qui ont mis en lumière les échanges inégaux nés de la colonisation et de la mondialisation européenne.
Ils considèrent aussi que la classe écologique peut retisser des liens avec les peuples dits autochtones qui ont résisté au processus d’économisation et de modernisation.
Le fait générationnel est pour eux un élément capital. “La jeunesse ne représente plus, comme avant, l’avenir du système de production qui bouscule l’archaïsme des anciens, mais, à l’inverse, l’ancienneté des questions d’engendrement que les générations plus âgées ont délibérément sacrifiées. » De ce fait, c’est dans la jeunesse que des bataillons entiers peuvent se recruter pour renforcer cette classe écologique.
L’auteur note ensuite que les classes intellectuelles sont désormais largement acquises à la question environnementale sans, semble-t-il, vraiment interroger dans le mémo la superficialité de cet ancrage et le niveau d’attachement au système de production dont elles sont largement bénéficiaires.
Le dénombrement s’achève par les religions et tous ceux, en leur sein, qui travaillent, rituel après rituel, pour que “le cri de la terre et des pauvres” (pape François) soit entendu.
La conclusion des auteurs est que la classe écologique est potentiellement majoritaire, tout en reconnaissant qu’aujourd’hui, la reprise du processus de civilisation par les écologistes, reste hypothétique et entravée par la “dispersion des forces et des expériences.”
L’indispensable et trop délaissée lutte pour les idées
Latour et Schultz font le constat qu’en 1789, la lutte pour les idées travaillait la société depuis 100 ans, dans tous les milieux et dans toutes les classes et qu’aujourd’hui cette lutte pour les idées manque cruellement à l’écologie.
Ils rappellent que jamais les intérêts dits objectifs d’une classe n’ont suffi à eux seuls à faire apparaître une classe consciente d’elle-même et capable de convaincre les autres de s’allier avec elle. Cela est particulièrement vrai pour l’écologie qui appelle un changement de cosmologie impliquant un prodigieux accroissement des sujets à prendre en compte. Les auteurs regrettent notamment la faiblesse des écologistes dans l’art et la culture. “C’est au fond comme si, puisqu’ils s’occupaient de la nature, ils pouvaient délaisser la culture”.
Il note aussi que l’écologie appelle un changement de rapport à la science. Les sciences n’ont plus un rôle de maîtrise et d’assurance, elles accompagnent plutôt l’exploration des comportements toujours controversés, surprenants, de la planète. Il s’agit aussi, dans le cadre de la lutte des idées, de revenir sur des notions largement travaillées par la modernité et de les redéfinir dans la nouvelle cosmologie. C’est par exemple le cas de la notion de nature. “La nature des Modernes, c’était ce que la production laissait “en dehors” de son horizon, tout en l’incorporant sous la forme de ressources. Elle restait donc toujours extérieure aux préoccupations sociales et il fallait accepter de sortir des intérêts de la société pour qu’on puisse se soucier de son sort. En se définissant comme la reprise des liens entre le monde dont on vient et le monde où l’on vit, la classe écologique libère les acteurs à la fois de l’extériorité radicale de la nature et, en même temps, de sa limitation au seul rôle de ressource.”
Dans cette bataille, il est possible de s’appuyer sur le changement intervenu dans l’ordre de la sensibilité par exemple concernant le vivant où une nouvelle esthétique et un nouvel imaginaire s’imposent progressivement. Comme l’écrit Elias, bien avant de se cristalliser en conflit d’intérêt, les conflits de classe relèvent “des changements de manières”, de ce qui fait le goût et le dégoût.
Conquérir le pouvoir mais lequel ?
Les auteurs ouvrent le chapitre en rappelant qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. “Il faut un très long temps pour faire s’aligner, même approximativement, les manières, les valeurs, les cultures, avec les logiques d’intérêt ; ensuite repérer les amis et les ennemis ; puis, développer la fameuse “conscience de classe”; et, enfin, inventer une offre politique qui permette aux classes d’exprimer leurs conflits sous une forme instituée.” D’ailleurs Latour et Schultz considèrent qu’il est peu utile, si ce n’est à titre d’apprentissage et de propagande, d’occuper l’État sans avoir derrière soi des classes assez préparées et motivées pour accepter les sacrifices que le nouveau pouvoir, en lutte avec le régime de production, va devoir leur imposer.
Quoi qu’il en soit, la classe écologique dans sa conquête du pouvoir est confrontée à un problème spécifique. Elle doit en même temps qu’elle le conquiert, vouloir en modifier complètement l’organisation. Puisque d’un pouvoir qui organise la production, la gère, la répartit, il s’agit de faire un pouvoir qui donne la priorité à l’habitabilité de la terre pouvant aller jusqu’à l’étouffement de la production (cf. métaphore du cercle). Ainsi, Latour et Shultz considèrent que la forme État-Nation qui délimite une frontière claire entre politique intérieure et politique internationale n’est pas opérationnelle pour la classe écologique. Pour elle, la politique intérieure est aussi géopolitique et la césure opérée entre le dedans et le dehors une donnée du problème. C’est pour cela qu’ils voient l’Union Européenne comme une expérimentation qui redéfinit les conceptions du pouvoir et qui, en dépit de ses défauts, permet une forme de dépassement heureux des questions internes/externes qui correspond aux intérêts de la classe écologique.
Combler par le bas le vide de l’espace public
La prise de pouvoir espérée intervient dans un contexte de crise de la politique. Celle-ci est décrite comme “en voie de disparition” au moment où un influx massif d’énergie politique est nécessaire pour effectuer le grand retournement. Latour et Schultz font l’hypothèse que, peut-être, c’est l’absence même de métabolisation par la politique du nouveau régime climatique et de ce qu’il entraîne dans la société qui explique ce vide de l’espace public.
Pour combler ce vide, ils en reviennent à la démarche par “le bas”, exposé au début de l’ouvrage, c’est-à-dire par la description du monde matériel. Sans cela, il n’y a plus de citoyens, il n’y a que des plaintes et des récriminations. Sans cela, peut-on ajouter, la politique devient un théâtre de la représentation culturelle de plusieurs fragments de la société. Elle perd toute capacité de projection dans la lutte politique.
Et l’on se trouve dans la situation où “les uns en bas ne savent plus articuler leurs doléances faute de savoir exactement où ils se trouvent et donc quels sont leurs ennemis ; les autres, en haut, sont incapable d’écouter ce qu’on leur demande et continuent de répondre avec les intruments émoussés de l’État ci-devant modernisateur. Des muets parlent à des sourds. Et bien sûr la situation empire à chaque cycle, les muets de plus en plus furieux qu’on ne les entende pas ; les sourds qu’on accueille pas leurs solutions comme il convient.”
La nouvelle classe écologique, en conclusion, repart de la matière, reprend la tradition de résistance à l’économisation du monde où plutôt la rejoint et procède à une nouvelle analyse du monde social “par frottement” c’est-à-dire en inventant des procédures, sites, lieux, occasions qui permettent de travailler à mieux le décrire suscitant ainsi de nouvelles affiliations et redéfinissant du même coup les coordonnées de la politique, des classes et des intérêts qu’elles défendent.
Merci pour se résumé passionnant qui donne envie de lire le bouquin. Et surtout qui ouvre un changement de regard et de façon de faire avec la notion d’habitabilité.
Encore merci !