Par Guillermo Arenas

Dimanche 2 décembre se tinrent les élections régionales andalouses visant à renouveler l’assemblée législative de la Communauté Autonome. Pour l’Espagne, cette échéance constituait le point de départ d’une longue séquence électorale qui trouvera son point d’orgue le dimanche 26 mai 2019. A cette date se tiendront à la fois les élections municipales, les élections régionales (sauf en Catalogne, au Pays-Basque, en Galice et en Andalousie) et les élections au Parlement européen. Par ailleurs, les élections législatives auront lieu au plus tard en juin 2020 mais les difficultés auxquelles Pedro Sánchez, le chef de gouvernement, se trouve confronté pour faire adopter son budget[1] pourront avoir raison de sa détermination à finir la législature.

Dès lors, notre voisin – deuxième partenaire commercial à l’exportation, quatrième économie de la zone euro – s’apprête, en l’espace de 18 mois maximum, à mettre en jeu la répartition des majorités politiques à toutes les échelles administratives. Il convient, par conséquent, de s’y intéresser car cette intense activité électorale sera probablement de nature à produire d’importants déplacements dans le paysage politique espagnol. Les élections andalouses nous en donnent déjà un avant-goût.

En effet, les résultats de ces dernières ont été vécus par la gauche comme un coup de tonnerre. Et cela est largement justifié car, admettons-le d’emblée: la gauche dans son ensemble est sortie laminée de ces élections. Nous aurons l’occasion d’y revenir, mais notons dès à présent que le PSOE-A (la fédération andalouse du Parti socialiste) perdit environ 400.000 voix (28,5%) par rapport à 2015 et Adelante Andalucía (la coalition réunissant la gauche écologiste et Podemos) en perdit 280.000 (32,6%).

Dans la mesure où les élections andalouses sont le premier acte du grand cycle électoral à venir, nous nous limiterons dans ce court papier à constater un certain nombre de faits pour ensuite risquer quelques analyses sur le tour que la recomposition politique de l’Espagne peut prendre dans les prochains mois.

 

1.) Les constats.

a.) Comme cela a été évoqué, la gauche est sortie fortement endommagée des élections régionales andalouses. Le PSOE-A et Adelante Andalucía ont perdu, ensemble, près de 700.000 voix (sur un total de près de 6.300.000 électeurs composant le corps électoral andalou).

Ceci peut être expliqué par quatre raisons principales.

La première est, indubitablement, la faible participation. Le taux d’abstention de 56,6% fut le deuxième le plus élevé des élections régionales andalouses depuis les premières élections après la mort de Franco. Or, en Andalousie comme ailleurs, lorsque les électeurs ne se déplacent qu’en faible nombre, c’est d’abord la gauche qui en pâtit.

La deuxième raison est l’affaiblissement du soutien populaire au PSOE-A de Susana Díaz. Les raisons de ce phénomène sont elles-mêmes variées mais la campagne assez peu engagée de la candidate Díaz ainsi que l’érosion provoquée par l’exercice du pouvoir ont sans doute été déterminants. En effet, l’Andalousie est la seule Communauté autonome (région) du pays qui n’a toujours pas expérimenté l’alternance depuis le retour de la démocratie. Le PSOE-A gouverne en Andalousie depuis 1982 et certains grands dirigeants nationaux du parti, au premier titre desquels Felipe González et Alfonso Guerra, viennent de cette région. Ainsi, les scandales de corruption ayant directement visé les prédécesseurs de Susana Díaz et le retard économique de l’Andalousie ont sûrement contribué à ce que le PSOE-A remporte le pire résultat dans des élections régionales depuis 1982. De plus, la personnalité même de la présidente-candidate a pu rebuter les électeurs socialistes. Cette dernière se présenta en mai 2017 à l’élection interne du nouveau Secrétaire général du PSOE à l’échelle nationale (l’équivalent du Premier secrétaire). Jouissant du soutien de dirigeants historiques mais relativement peu appréciée des bases, elle fut battue sèchement par Pedro Sánchez, qui renaquit ainsi de ses cendres un an avant de conquérir la présidence du gouvernement.            La troisième raison est que la coalition d’unité à la gauche du PSOE-A n’a pas pu récupérer les électeurs qui se sont détournés des socialistes. Le fort taux d’abstention a touché l’ensemble de la gauche.

La quatrième raison, et il conviendra d’y revenir, est la mauvaise lecture stratégique que la gauche – PSOE-A et Adelante Andalucía confondus – a faite de la campagne. Il s’agit du seul élément d’autocritique qui a été avancé par Susana Díaz: l’articulation de la campagne des socialistes autour d’enjeux régionaux a rendu ces derniers inaudibles au milieu du bruit provoqué par ceux, à droite, qui ont voulu “importer” le conflit catalan en Andalousie.

 

b.) le parlement andalou sort de ces élections encore plus fragmenté qu’avant: si la fin du bipartisme est actée depuis quelques années maintenant, l’approfondissement du multipartisme se poursuit. L’ensemble des commentateurs se sont en effet focalisés sur l’entrée de Vox au parlement de l’Andalousie. Ce groupuscule d’extrême-droite se développe à une vitesse effrayante depuis l’escalade indépendantiste en Catalogne. Son intense activité contentieuse dans le cadre des procès judiciaire visant les dirigeants indépendantistes (Carles Puigdemont, Quim Torra, Carme Forcadell, Roger Torrent…) lui valut une présence médiatique grandissante. Vox s’empara des procédures judiciaires et en fit une rampe de lancement pour le présent cycle électoral. D’ailleurs, si des fleuves d’encre ont coulé pour dénoncer la “judiciarisation” de la politique tout au long de la crise en Catalogne, la stratégie de Vox consistant à politiser les procédures judiciaires a été menée de manière souterraine, comme un levier pour accéder aux médias. Ce parti est même allé jusqu’à porter plainte contre le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy en octobre 2017 pour manquement à ses responsabilités. Cette activité frénétique a permis à Vox d’apparaître comme un réel parti d’opposition “unioniste”. Ciudadanos, parti libéral et fervent opposant à l’indépendantisme catalan, a également engrangé un très bon score électoral en Andalousie. Mais le rassemblement que Vox organisa le 7 octobre 2018 à Madrid, réunissant plusieurs milliers de personnes, fut largement relayé par les médias, consacrant le parti d’extrême-droite comme une alternative viable au Parti populaire.

Ainsi, cinq formations politiques sont présentes dans l’assemblée régionale andalouse et cela rend impossible la mise en place d’une coalition de gouvernement avec moins de trois partis.

 

c.) Jamais gouvernée par un autre parti que le PSOE-A, l’Andalousie pourrait certainement engager sa première alternance avec un virage à 180 degrés. En effet, la seule option possible après les élections du 2 décembre est l’investiture d’un gouvernement de coalition entre le Parti populaire, Ciudadanos et Vox. A eux trois, ces partis représentent 59 députés, soit 4 députés de plus que le seuil de la majorité absolue. Le Parti populaire, soucieux de tirer le plus grand avantage de ce qui est, objectivement, un échec électoral, a rapidement proposé à Ciudadanos de négocier un gouvernement régional à deux. Ils pourraient bénéficier du soutien de Vox sans que ce dernier ne participe à l’exécutif, comme cela a été avancé par la propre formation politique d’extrême-droite. Ciudadanos ne veut surtout pas être assimilé à Vox, comme les déclarations de Manuel Valls le laissent entendre. La communication entourant l’accord à trois partis devra donc être bien réfléchie pour occulter ce que celui-ci signifie vraiment: le blanchiment d’un mouvement politique ultra-nationaliste et ouvertement xénophobe par les deux partis hégémoniques à droite.

Les premières conclusions étant posées, il convient à présent de tenter de formuler quelques analyses afin d’y voir un peu mieux (si peu…) dans ce brouillard.

 

Credit : SPY

2.) Quelques éléments d’analyse.

a.) La gauche doit tirer les conséquences de cet échec cuisant. L’ampleur de la saignée doit conduire à une remise en cause constructive de la campagne en Andalousie. Plus généralement, le caractère imminent des élections municipales, régionales et européennes doit entrainer une révision du cap politique, voire une réévaluation des alliances électorales. Il est impossible de considérer que le résultat obtenu par la gauche est seulement du aux particularités (sans doute nombreuses) de la politique andalouse. A cet égard, l’absence de remise en question de Susana Díaz, qui a préféré souligner le fait que le Parti Populaire et Podemos avaient également perdu des voix pour justifier de sa légitimité à la tête du parti, est affligeante.

 

b.) L’irruption de la crise catalane dans la politique régionale hors-Catalogne. Cet exercice d’auto-critique est d’autant plus difficile qu’il semble, avec le manque de recul qui est le notre une semaine après les élections, que l’”importation” du conflit catalan en Andalousie a pu jouer un rôle majeur dans le recul des forces de gauche. En effet, la reconfiguration du paysage politique autour d’un axe “indépendantistes contre unionistes” a eu, en Catalogne, deux grandes conséquences. La première est l’effacement progressif du clivage “gauche / droite”, que l’on aperçoit à la coalition a priori “contre nature” au sein de l’indépendantisme entre la droite traditionnellement conservatrice et bourgeoise de Convergència Democràtica de Catalunya, la gauche républicaine (ce qui, en Espagne, signifie “la gauche de la gauche”) d’Esquerra Republicana de Catalunya et les Verts de Iniciativa per Catalunya Verds. La deuxième est la radicalisation des positions de part et d’autre: radicalisation de certains dirigeants indépendantistes, et non des moindres, qui préconisent aujourd’hui “la voie slovène[2]” (ce fut le cas du président de la Catalogne, Quim Torra, le 10 décembre); radicalisation des “unionistes”, notamment Vox et Ciudadanos, qui vont aujourd’hui jusqu’à remettre en cause les acquis les plus élémentaires du système décentralisateur des “autonomies”. Les partis qui refusent de s’inscrire dans ce nouveau paysage, qui est désormais, depuis plusieurs années, celui dans lequel évolue la politique catalane, sont mécaniquement frappés d’exclusion. On l’a vu avec le PSC (le Parti socialiste de Catalogne) ou avec En Comú Podem (la déclinaison régionale de Podemos), qui n’ont pas fait le poids face aux deux grands partis indépendantistes (JuntsPerCat et ERC-CatSí) lors des dernières élections régionales de décembre 2017. A eux deux, le PSC et En Comú Podem ont obtenu moins de sièges, et quasiment le même nombre de voix, que ERC-CatSí, le deuxième parti indépendantiste le plus voté. Ils restent loin derrière JuntsPerCat et Ciudadanos.

Si la crise territoriale qui s’est implantée en Catalogne, et qui a concentré le discours politique autour de l’opposition entre ces deux pôles, se répand à l’ensemble de l’Etat, le risque est fort de voir les forces de gauche prêcher dans le désert, tellement elles seront déplacées, tant leur discours et leurs revendications seront éloignées de cette nouvelle “centralité”. Les résultats en Andalousie (recul du PSOE-A et de Podemos et ascension spectaculaire de Ciudadanos et de Vox) peuvent malheureusement être interprétés dans ce sens.

 

 c.) L’entrée d’une nouvelle forme d’extrême-droite dans une assemblée législative. Comme cela a été évoqué, la probable participation de Vox à l’investiture d’un gouvernement régional de droite dure représente un tournant dans la politique espagnole d’après 1978. Dans son programme, Vox aborde les sujets classiques de l’extrême-droite européenne: la lutte contre l’immigration, la préservation de la famille “traditionnelle”, la lutte contre le fondamentalisme islamiste, tout y est. D’ailleurs, Vox fait partie de “l’internationale identitaire” que Steve Bannon prétend consolider en Europe. Mais, en plus de cela, Vox préconise le respect scrupuleux de la Constitution à travers la suspension immédiate de l’autonomie catalane et l’emprisonnement des dirigeants indépendantistes… avant de proposer que l’ensemble des Communautés autonomes soient supprimées au profit d’une re-centralisation comparable à celle de l’Etat franquiste ! Défendre la Constitution en abolissant l’une de ses caractéristiques les plus structurantes: l’organisation territoriale qu’elle met en place. Cette dernière proposition est probablement la plus révolutionnaire dans le paysage politique espagnol.

 

d.) Loin d’avoir accouché d’un paysage politique fixe et restructuré autour de nouveaux acteurs définis, le mouvement de recomposition politique semble s’être installé. Affrontons-nous dorénavant, en Espagne comme ailleurs, une situation chronique et permanente de recomposition politique ? Outre-Pyrénées, la représentation du paysage politique comme un champ ordonné autour de deux grands ensembles fixes et servant de point de repère avait déjà été rendue caduque par la fin du bipartisme. La fragmentation du paysage politique avec la montée en force et la consolidation de Podemos et de Ciudadanos est une réalité admise par toutes les forces politiques, qui doivent désormais composer avec cette donnée. Néanmoins, il semblerait que nous soyons face à une évolution d’une autre nature. Pour paraphraser une citation d’Antonio Gramsci usée jusqu’à la corde, la fragmentation se poursuit, de nouveaux partis apparaissent, les anciens partis ne finissent pas de mourir et, dans ce clair-obscur, le paysage politique devient de plus en plus instable et mouvant. Non seulement il apparait fragmenté mais les lignes séparant les fragments s’estompent par l’effet combiné de l’abstention croissante et de la fluidité des électorats.

[1] V. notre article à ce sujet: https://hemispheregauche.fr/laccord-entre-le-gouvernement-espagnol-et-podemos-pour-un-budget-expansionniste-et-resolument-social.

[2] C’est-à-dire une déclaration unilatérale d’indépendance suivie d’une sécession effective (et, éventuellement, d’une guerre civile, ce que Quim Torra préfère ne pas évoquer !) sous le modèle de la Slovénie à l’été 1991.

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